(Article basé sur l’ouvrage Predictably irrational, the hidden forces that shape our decisions, par Dan Ariely)
Pourquoi la pĂ©riode des soldes nous pousse-t-elle Ă acheter des choses dont nous n’avons aucun besoin ? Pourquoi sommes-nous persuadĂ©s qu’une aspirine Ă 50 centimes nous guĂ©rit plus sĂ»rement qu’un cachet Ă 5 centimes ? Pourquoi cessons-nous Ă midi le rĂ©gime que nous avons dĂ©cidĂ© le matin ? Pourquoi, en bref, agissons-nous comme nous le faisons dans certaines situations, et pourquoi des gens intelligents prennent-ils rĂ©gulièrement des dĂ©cisions absurdes ? L’ouvrage de Dan Ariely, professeur de psychologie et d’économie comportementale Ă la prestigieuse universitĂ© de Duke après ĂŞtre passĂ© par le non moins prestigieux MIT, tente d’explorer cette question. Il Ă©tudie l’irrationalitĂ© sous diffĂ©rents aspects tels que la dynamique du marchĂ©, les relations humaines et la politique gouvernementale, mais les implications des nombreuses expĂ©riences sociales qui jalonnent l’ouvrage peuvent ĂŞtre valables dans n’importe quel domaine impliquant la prise de dĂ©cision humaine.
Toute la vérité sur la relativité
Le magazine The Economist proposait ces options d’abonnement :
- Abonnement numérique uniquement pour 59 $.
- Abonnement papier uniquement pour 125 $.
Après avoir réalisé sans doute que très peu de gens paieraient autant pour la version imprimée, ils ont ajouté une option :
- Abonnement numérique uniquement pour 59 $.
- Abonnement papier uniquement pour 125 $.
- Abonnement papier et Internet pour 125 $.
En ajoutant cette troisième option pour le mĂŞme prix que la seconde, ils ont changĂ© la base de comparaison. Dans cette nouvelle configuration, vous obtenez la version en ligne gratuitement (ce qui ne leur coĂ»te pas grand-chose) si vous payez pour l’impression, ce qui rend cette 3ème option beaucoup plus attrayante. En outre, vous disposez de deux options pour le mĂŞme prix, ce qui facilite la comparaison et le choix de la meilleure, et entraĂ®ne le rejet la première option mĂŞme si elle est moitiĂ© moins chère. La proportion de sujets testĂ©s qui ont optĂ© pour chacune des options lorsqu’on leur a prĂ©sentĂ© ces choix est parlante :
Première configuration :
- Abonnement Internet uniquement pour 59 $. – 68%
- Abonnement en impression seule pour 125 $. – 32%
Seconde configuration :
- Abonnement Internet uniquement pour 59 $. – 16%
- Abonnement en impression seule pour 125 $. – 0%
- Abonnement papier et Internet pour 125 $. – 84%
Autre exemple : vous recherchez un voyage. Votre comparateur vous montre un voyage Ă Rome et un voyage similaire Ă Paris pour le mĂŞme prix. Vous ne savez pas lequel choisir. Puis le comparateur modifie le package : Rome inclut le petit dĂ©jeuner, pas Paris. Maintenant, il est facile de dĂ©cider. La logique derrière cela est que nous n’avons aucune idĂ©e de la valeur rĂ©elle de chaque option (et de la plupart des produits en gĂ©nĂ©ral d’ailleurs). Le mieux que nous puissions faire est de comparer les coĂ»ts et les avantages liĂ©s Ă chacun.
Plus gĂ©nĂ©ralement, nous appliquons ce mĂ©canisme de relativitĂ©, de comparaison, dans tous les aspects de notre vie. Nous comparons nos emplois, nos vacances, nos partenaires de vie… Le recours Ă la relativitĂ© est notre principal moteur de dĂ©cision. Malheureusement, c’est aussi ce qui nous rend malheureux et gĂ©nère la jalousie et l’envie. Pour rĂ©soudre ces difficultĂ©s (et Ă contre-courant de la plupart des coachs qui recommandent de s’entourer de personnes « supĂ©rieures » pour y puiser de la motivation), Ariely suggère de contrĂ´ler les cercles dans lesquels nous nous comparons, de nous Ă©loigner des personnes qui se vantent de leurs gros salaires ou de leurs rĂ©ussites, de ne visiter que les maisons ou de ne tester que les voitures qui sont vraiment dans notre budget etc. Si nous gravissons les Ă©chelons, il est clair que nous ne resterons satisfaits de ce niveau de vie plus Ă©levĂ© que durant une courte pĂ©riode avant de recommencer Ă chercher un niveau encore plus Ă©levĂ©. Plus nous possĂ©dons, plus nous dĂ©sirons. Le seul remède est de briser ce cycle de la relativitĂ©.
L’offre et la demande, une illusion
Ariely discute de l’existence d’une cohĂ©rence arbitraire. Qu’est-ce que la cohĂ©rence arbitraire ? Bien que les prix initiaux soient « arbitraires », une fois que ces prix seront Ă©tablis dans notre esprit, ils façonneront non seulement les prix actuels mais aussi les prix futurs. Les Ă©tiquettes de prix deviennent des points d’ancrage lorsque nous envisageons d’acheter un produit ou un service Ă ce prix particulier. Nos premières dĂ©cisions rĂ©sonneront sur une longue sĂ©quence de dĂ©cisions. Elles demeurent des ancres longtemps après l’occurrence initiale. Nous ne sommes, comme des oisons, que la somme de nos premiers comportements naĂŻfs et alĂ©atoires. Ă€ cela s’ajoute que la plupart du temps, nous n’avons aucune idĂ©e de la valeur inhĂ©rente d’un certain produit, et ce que nous sommes prĂŞts Ă payer pour lui dĂ©pend de beaucoup de facteurs, et notamment, outre cet effet d’ancrage, du comportement « moutonnier » du consommateur moyen (si tant de personnes aiment ce produit / paient autant pour ce produit, il doit ĂŞtre bon). C’est ce que Mark Twain remarquait dĂ©jĂ dans Tom Sawyer, lorsque Tom fait payer ses cousins pour peindre la barrière Ă sa place en leur prĂ©sentant la corvĂ©e comme une faveur : « Il avait dĂ©couvert Ă son insu une importante loi de l’activitĂ© humaine – Ă savoir que, pour qu’un homme ou un garçon dĂ©sire quelque chose, il suffit de rendre la chose difficile Ă atteindre. » Et ce, indĂ©pendamment de la valeur rĂ©elle de la « chose ».
Nous envisageons nos dĂ©cisions et expĂ©riences passĂ©es de la mĂŞme manière que nous considĂ©rons une longue file d’attente devant un restaurant : si tant de gens veulent dĂ©jeuner ici, ça doit ĂŞtre bon. Si moi-mĂŞme je dĂ©jeune ici si souvent, c’est que c’est bon. Pour contrer cette tendance irrationnelle, Ariely indique que, premièrement, nous devons devenir plus conscients de nos vulnĂ©rabilitĂ©s. Dans chacune de nos actions, nous devons nous conditionner Ă remettre en question nos comportements rĂ©pĂ©tĂ©s. Deuxièmement, Ă©tant donnĂ© que la première dĂ©cision aura un tel impact sur toutes les dĂ©cisions d’une catĂ©gorie similaire Ă venir, nous devrions tous lui accorder une attention appropriĂ©e. Nous devons nous ouvrir Ă de nouvelles dĂ©cisions et aux nouvelles opportunitĂ©s de chaque jour sans tenir compte de nos habitudes et choix passĂ©s mais considĂ©rer chaque dĂ©cision indĂ©pendamment des prĂ©cĂ©dentes et de celles « des autres » ; autrement dit :
- ce n’est pas parce que j’ai déjà accepté ou refusé cela que je dois continuer ou reproduire ce choix dans une décision similaire
- ce n’est pas parce que tout le monde le fait que je dois le faire.
Rien n’est gratuit
La gratuitĂ© est une source d’excitation irrationnelle. Si vous baissez un prix de 10 Ă 9 cents, ou de 1 Ă 0, la diffĂ©rence n’est que de 1 cent dans les deux cas. Et pourtant, vos « ventes » exploseront dans le second cas. Ce n’est pas si surprenant, car obtenir quelque chose gratuitement change tout. Il n’y a pas de transaction, vous n’avez pas besoin de prendre de dĂ©cision. Il vous suffit de prendre le produit quel qu’il soit et de le jeter si vous n’en avez finalement pas besoin.
Les suggestions de Dan Ariely pour les dĂ©cideurs sont importantes sur ce point. Les gouvernements ainsi que les entreprises travaillent dur dans de nombreux cas pour amener les masses Ă faire quelque chose, par exemple, se soumettre Ă des contrĂ´les de santĂ© rĂ©guliers. Ils mènent des campagnes massives et rĂ©duisent mĂŞme le prix des examens. Il serait pourtant plus simple de les rendre gratuits, le coĂ»t des campagnes de sensibilisation pouvant ĂŞtre rĂ©orientĂ© Ă cette fin. Il en va de mĂŞme pour les entreprises qui souhaitent acquĂ©rir rapidement des millions d’utilisateurs. La gratuitĂ© n’est en fait qu’un Ă©change, et l’absence de coĂ»t financier pour le consommateur (et de revenu concret pour le vendeur) est compensĂ©e par d’autres Ă©lĂ©ments (temps, engagement, notoriĂ©té…)
Car en effet, rien n’est rĂ©ellement gratuit, et s’il dĂ©veloppe les usages positifs du zĂ©ro, il nous met Ă©galement en garde contre cette nouvelle illusion. Nous abandonnons souvent une meilleure offre et nous contentons de moins, ou optons pour un produit ou un service ne correspondant pas Ă ce que nous voulions initialement parce que nous avons Ă©tĂ© attirĂ©s par un « GRATUIT ! ». Lors du choix entre deux produits, nous rĂ©agissons souvent de manière excessive au produit gratuit. Le concept de zĂ©ro ne s’applique pas seulement au prix mais aussi au temps. Beaucoup de gens passent du temps dans une file d’attente pour un produit ou un service gratuits, mais oublient que le temps passĂ© dans cette file d’attente pourrait ĂŞtre mieux employĂ© ailleurs. De mĂŞme, un produit alimentaire Ă©tiquetĂ© comme n’ayant aucune calorie est souvent choisi en faveur de quelque chose que nous voulions rĂ©ellement manger, qui est peut-ĂŞtre mĂŞme plus sain, (moins chimique, moins modifiĂ©) mais qui a plus de calories que « zĂ©ro ». Nous ferons des kilomètres pour un produit gratuit sans tenir compte du coĂ»t de ce dĂ©placement en temps et en essence. La gratuitĂ© est donc un excellent facteur de pouvoir lorsque vous essayez d’inciter les autres Ă prĂŞter attention Ă votre produit ou Ă votre idĂ©e, mais un piège Ă dĂ©jouer dans nos dĂ©cisions quotidiennes.
Le coût des normes sociales
Dès lors qu’on est payé pour une activité, cette activité nous plaît moins. Pourquoi ? Les normes du marché et celles de notre vie sociale sont différentes et nous sommes contraints de vivre dans les deux mondes en même temps. Parfois, ces normes se mélangent, ce qui peut entraîner des difficultés ou des comportements irrationnels, mais prévisibles.
Lorsque vous effectuez un acte gratuit par politesse ou gentillesse pour quelqu’un, comme ouvrir une porte, vous ne vous attendez pas Ă la rĂ©ciprocitĂ©. Les deux parties profitent du moment et rien de plus n’est attendu ce sujet. Ceci dĂ©crit la sphère oĂą une norme sociale est en jeu (relations, bĂ©nĂ©volat…). La sphère oĂą les normes du marchĂ© s’appliquent varie considĂ©rablement. C’est lĂ que nous introduisons les notions de salaire, de prix, de loyers, des dĂ©cisions relatives aux intĂ©rĂŞts et aux coĂ»ts et avantages…
Lorsque nous sĂ©parons clairement ces normes sociales et les normes du marchĂ©, tout va bien. Ariely utilise le sexe comme exemple. Les prostituĂ©es tarifent le sexe mais n’attendent rien de plus. Ă€ l’inverse, une Ă©pouse ne demande pas d’argent Ă son mari Ă chaque fois qu’elle a des relations sexuelles avec lui car elle a conclu un accord dans la sphère sociale, contrairement Ă la prostituĂ©e qui opère dans la sphère du marchĂ©. En revanche, combiner les deux normes devient problĂ©matique (comme essayer de payer une demoiselle après un rendez-vous, ou solliciter d’une prostituĂ©e des sentiments ou une relation autre que sexuelle).
Pour reprendre le premier exemple, ouvrir une porte par gentillesse est une chose, mais être payé pour ouvrir la porte aux clients est tout autre chose, et tous ceux qui vivent aujourd’hui de ce qui était à l’origine une passion ou un hobby connaissent ce phénomène :
- Lorsque les gens travaillent pour leur plaisir, pour une cause ou pour une faveur, ils font plus d’efforts que lorsqu’ils sont payĂ©s.
- Lorsque les gens reçoivent des signaux floutés, obtiennent un « cadeau » mais dont ils connaissent le prix par exemple, ils travaillent moins dur.
Ariely discute notamment de la manière dont les entreprises utilisent les normes sociales dans la sphère du marchĂ© pour amener leurs employĂ©s Ă passer plus d’heures au bureau et Ă ĂŞtre plus investis dans leur tâche. Une rĂ©compense sociale peut fortement stimuler la productivitĂ© et la motivation (soins mĂ©dicaux, congĂ©s annuels, horaires amĂ©nagĂ©s, solutions de garde d’enfants…) En revanche, inverser le rapport en introduisant le marchĂ© dans la sphère sociale, tenter de stimuler l’investissement personnel en le chiffrant par exemple (promesse d’augmentation, heures supplĂ©mentaires, primes Ă la productivité…) a gĂ©nĂ©ralement un effet illusoire Ă court terme mais dĂ©sastreux Ă long terme. Les normes sociales sont les forces qui peuvent faire la diffĂ©rence Ă long terme, non seulement dans les entreprises mais en repensant par exemple les programmes scolaires dans cette perspective. Ariely soutient en effet que lier l’Ă©ducation aux objectifs sociaux, technologiques et mĂ©dicaux dont nous nous soucions en tant que sociĂ©tĂ©, aurait un impact certain sur la motivation des Ă©lèves. En entreprise comme en politique gouvernementale, l’introduction d’une dimension sociale est non seulement moins chère, mais souvent plus efficace que la « motivation en nature ».
Le facteur excitation
Ariely explore la prise de dĂ©cision sous l’influence de l’excitation sexuelle et extrapole cette recherche Ă d’autres situations Ă©motionnellement intenses (l’accouchement par exemple). Il souligne que chacun de nous, peu importe notre « bontĂ© », notre maĂ®trise, nos valeurs, minimise l’effet de la passion, de la douleur, de la peur sur notre comportement. Dans notre Ă©tat d’esprit « normal », nous sous-estimons la probabilitĂ© de nous livrer Ă des activitĂ©s moralement rĂ©prĂ©hensibles ou risquĂ©es dans un Ă©tat d’émotivitĂ© ou d’excitabilitĂ© accrues. Mais de fait, nous cĂ©dons Ă toutes sortes de tentations lorsque nous sommes excitĂ©s au sens large (en colère, effrayĂ©s, blessĂ©s…). Par consĂ©quent, notre « ĂŞtre normal » ne connaĂ®t pas cet individu hautement impulsif et nĂ©gligent que nous devenons dans un Ă©tat d’excitation. Pour prendre de meilleures dĂ©cisions, nous devons nous prĂ©parer Ă cet Ă©tat extrĂŞme pendant que nous sommes calmes. Nous devons prendre en amont les dispositions qui nous empĂŞcheront de prendre une mauvaise dĂ©cision lorsque « Mr. Hyde » sera sollicitĂ©, et ne pas surestimer notre capacitĂ© Ă raisonner dans les moments Ă©motionnellement intenses.
Atermoiements et self-control
Ă€ la suite de l’excitabilitĂ©, la procrastination est un autre travers commun qui peut ĂŞtre maĂ®trisĂ© par une prise de dĂ©cision en amont. Sans surprise, Ariely, dont les recherches sont essentiellement menĂ©es en milieu Ă©tudiant, constate que le meilleur remède contre la procrastination est d’imposer des dĂ©lais fermes et en avance. Le problème est que, bien que la plupart des gens reconnaissent qu’ils tergiversent, ils peuvent ne pas saisir pleinement la mesure de leur problème. Ceux qui l’admettent sont mieux toutefois mieux placĂ©s pour utiliser les outils disponibles pour un « prĂ©-engagement » et, ce faisant, s’aider eux-mĂŞmes Ă le surmonter. En s’intĂ©ressant Ă l’ensemble de la population, il constate que nous luttons tous pour rĂ©sister Ă la tentation, et que souvent la seule façon de surmonter nos faiblesses est de nous appuyer sur une figure d’autoritĂ© pour forcer notre dĂ©cision. Par exemple, si nous ne parvenons pas Ă Ă©conomiser sur notre salaire, nous demandons Ă bĂ©nĂ©ficier de l’option d’épargne automatique proposĂ©e par notre employeur. Autre exemple, nous pouvons fixer certaines limites de dĂ©penses sur nos cartes de crĂ©dit, mais une carte Ă puce qui permettrait des budgets prĂ©dĂ©finis pour diffĂ©rentes catĂ©gories, serait vraiment efficace. Le prĂ©-engagement peut ĂŞtre très utile si nous configurons les choses de manière Ă ne pas pouvoir les changer sous le coup de l’excitation ou de la paresse.
Le coût élevé de la propriété
L’histoire de nos vies peut être racontée par le mouvement de flux et reflux de nos possessions – ce que nous obtenons et ce que nous abandonnons. Il y a trois étrangetés dans la nature humaine qui handicapent notre aptitude à céder nos possessions et qui vont influencer également notre comportement d’acquéreur :
- Nous tombons amoureux de ce que nous possédons
- Nous nous concentrons sur ce que nous risquons de perdre, plutĂ´t que sur ce que nous pouvons gagner
- Nous supposons que d’autres personnes verront la transaction du mĂŞme point de vue que nous
Nous connaissons tous dans une certaine mesure l’effet IKEA. Un meuble que nous avons assemblĂ© vaut beaucoup plus pour nous qu’un autre que nous avons achetĂ© dĂ©jĂ montĂ©. Nous avons du mal Ă vendre la maison que nous avons construite, car nous en demandons un prix trop Ă©levĂ© pour certaines petites bizarreries qui nous ont tellement amĂ©liorĂ© la vie et que nous n’envisageons mĂŞme pas pouvoir dĂ©plaire Ă nos acheteurs potentiels. Cependant, aux yeux d’un possible nouveau propriĂ©taire, ce ne sont peut-ĂŞtre que des bricolages Ă Ă©liminer, d’oĂą l’Ă©cart entre le prix demandĂ© et ce que l’acheteur est prĂŞt Ă payer.
Ariely prend l’exemple d’un match de basket-ball Ă l’universitĂ© auquel chaque Ă©tudiant souhaite assister, mais dont les entrĂ©es sont très limitĂ©es. Ils doivent multiplier les dĂ©marches pour obtenir des billets et un Ă©lĂ©ment de hasard est mĂŞme introduit. Ainsi, lorsque les heureux gagnants ont la possibilitĂ© de vendre leurs billets, il n’est pas Ă©tonnant que leur prix s’affiche en milliers de dollars. Ce qui est plus surprenant, c’est que les gens qui n’ont pas obtenu de billets ne les paieraient pas plus de quelques centaines de dollars. Il y a donc une grande diffĂ©rence entre le prix estimĂ© et l’offre, ce qui signifie qu’aucune vente n’aura lieu. Pas exactement un marchĂ© efficace.
Comment ce constat s’applique-t-il dans la vie rĂ©elle, outre le conseil de ne pas surĂ©valuer nos articles d’occasion Ă vendre ? Comme le souligne Dan Ariely, ce phĂ©nomène est largement exploitĂ© en marketing. Les commerciaux les plus intelligents savent qu’une fois que nous possĂ©dons quelque chose, nous avons du mal Ă y renoncer. C’est pourquoi ils nous donnent gratuitement des produits ou objets Ă essayer, ou en remboursent le prix si nous ne souhaitons pas les conserver, car Ă moins que le produit ne soit horrible et n’apporte aucune valeur Ă notre vie, nous voudrons le garder. Notre aversion pour la perte et ce sentiment irrationnel de propriĂ©tĂ© nous obligent Ă nous y accrocher. Donc, conseille Ariely, si nous devons effectuer un achat important, il faut rĂ©flĂ©chir Ă deux fois avant d’accepter un essai gratuit ou un Ă©chantillon remboursable. Si vous ĂŞtes vendeur, ne vendez mĂŞme pas : donnez vos objets ou produits, et encaissez uniquement lorsque les gens ne veulent pas les retourner. ĂŠtre conscient des Ă©cueils de la propriĂ©tĂ© peut aider. Essayez de visualiser toute transaction comme si vous Ă©tiez un non-propriĂ©taire, pour aider Ă crĂ©er une distance entre vous et l’article.
L’embarras du choix
Ne gardez pas tous vos œufs dans le même panier, le dicton est bien connu. À première vue, il reflète la sagesse de nombreuses générations. Mais notre inclination inhérente à maximiser le nombre de nos options est-elle vraiment sage ?
Les expĂ©riences menĂ©es par Ariely confirment que nous ne pouvons tolĂ©rer la perte d’options, mĂŞme si les garder toutes ouvertes ne nous est d’aucune utilitĂ©. Nous sommes « câblĂ©s » pour toujours prĂ©fĂ©rer plus d’options Ă moins, pour acheter l’ordinateur qui aura le plus de fonctionnalitĂ©s au mĂŞme prix mĂŞme si nous ne les utiliserons jamais. Si cela semble avoir du sens du point de vue de la survie de l’espèce, il convient de se rappeler que ce câblage a Ă©tĂ© implantĂ© en nous dans un monde comportant un nombre très limitĂ© d’options. L’homme des cavernes avait essentiellement deux options : il pouvait choisir de chasser et de manger de la viande, ou de cueillir des plantes. Il Ă©tait sage de faire les deux et de recourir Ă l’un alors que l’autre n’Ă©tait pas disponible. En revanche, au 21ème siècle, il n’est pas sage d’aspirer Ă garder toutes les options ouvertes tout le temps, car il en existe beaucoup trop. Pour les chanceux spĂ©cialistes d’un certain domaine, cela peut ne pas sembler ĂŞtre un dĂ©fi, mais pour le type commun Ă multi-potentialitĂ©s, la fermeture des portes peut ĂŞtre extrĂŞmement douloureuse. L’indĂ©cision dans le domaine des rencontres amoureuses en est un exemple omniprĂ©sent. Le fait d’avoir un nombre apparemment illimitĂ© d’options pour choisir un partenaire, la libĂ©ralisation de la vie commune hors mariage, la facilitĂ© sociale Ă rompre une union rendent paradoxalement très difficile de rester engagĂ© dans une relation. Le nombre remarquablement Ă©levĂ© de cĂ©libataires indique que le fait d’avoir plus d’options n’aide pas vraiment Ă faire un choix final.
La recherche montre Ă©galement que garder plus d’une porte ouverte est non seulement stressant mais non Ă©conomique : nous pouvons parfois ne pas rĂ©aliser que certaines options disparaissent qui nĂ©cessitent notre attention. Garder seulement deux portes ouvertes peut ĂŞtre tout aussi difficile, surtout deux portes ou options très similaires. Nous pouvons nous retrouver tellement dĂ©chirĂ©s par le choix que nous ne choisissons pas non plus. Pendant cette lutte, nous perdons tout ce temps à « ne pas dĂ©cider », et nous nĂ©gligeons nos autres responsabilitĂ©s et les consĂ©quences de notre indĂ©cision.
Pour contrer cette tendance, nous pouvons consciemment commencer à fermer certaines de nos portes, en commençant avec les plus « petites », les plus faciles (options sur nos produits multimédias, engagements pour nos week-ends…), avant d’examiner les plus sérieuses qui seront aussi les plus douloureuses (carrière, relations…)
Attentes et autopersuasion
Lorsque nous pensons Ă l’avance que quelque chose sera bon, nous le trouvons gĂ©nĂ©ralement bon – et quand nous pensons que ce sera mauvais, nous le trouvons mauvais. Ariely valide ce constat en proposant Ă ses Ă©tudiants de goĂ»ter diffĂ©rentes bières, dont l’une contient quelques gouttes de vinaigre balsamique. Lorsqu’on leur prĂ©sente en amont la qualitĂ© de chaque bière (celle contenant le vinaigre Ă©tant vantĂ©e comme la meilleure), presque tous les sujets apprĂ©cient plus la bière au vinaigre. Ceux qui sont prĂ©venus dès le dĂ©part l’apprĂ©cient moins.
Le cafĂ© est meilleur bu dans certaines tasses. Une voiture de sport nous ravit plus si nous en espĂ©rions beaucoup avant le test et ainsi de suite. Ce qui est vraiment intĂ©ressant, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de perception. Les attentes modifient l’expĂ©rience rĂ©elle que nous vivons. Autrement dit, nous n’imaginons pas seulement que la bière avec du vinaigre a bon ou mauvais goĂ»t, c’est rĂ©ellement le cas, suivant que nous savons Ă l’avance qu’elle est dans la bière. Une expĂ©rience consistant en une IRM pratiquĂ©e en donnant aux sujets du Pepsi ou du Coca-cola ou un cola diffĂ©rent a rĂ©vĂ©lĂ© que lorsque les gens apprenaient Ă l’avance qu’ils avaient obtenu leur marque prĂ©fĂ©rĂ©e, non seulement les zones du cerveau responsables du plaisir liĂ© au sucre s’emballaient (ce qui Ă©tait le cas pour toutes les marques), mais celles associĂ©es Ă la pensĂ©e de plus haut niveau (mĂ©moire, associations) s’activaient Ă©galement. Ainsi, les informations que nous recevons sur une certaine expĂ©rience sont en grande partie responsables de la qualitĂ© de l’expĂ©rience rĂ©elle.
Les implications de ce mĂ©canisme sont d’une grande portĂ©e. Non seulement cela explique pourquoi le mĂŞme Ă©vĂ©nement vu par deux personnes peut ĂŞtre interprĂ©tĂ© de deux manières très diffĂ©rentes (ils voient rĂ©ellement des choses diffĂ©rentes), mais cela nous rappelle encore une fois l’importance de la prĂ©sentation, et la manipulabilitĂ© du rĂ©cepteur d’un message par la façon de communiquer le message. Il est donc important de se forcer Ă rationaliser les messages (publicitaires, politiques) en s’attachant au contenu plutĂ´t qu’à nos rĂ©actions instinctives, de reconnaĂ®tre cette tendance en nous et de ne pas oublier que ce mĂ©canisme façonne Ă©galement les stĂ©rĂ©otypes, et donc les prĂ©jugĂ©s.
Le pouvoir du prix
Le prĂ©cĂ©dent mĂ©canisme Ă©voquĂ© peut ĂŞtre rattachĂ© Ă l’effet placebo dont une autre facette est l’importance que nous accordons inconsciemment au prix des choses.
Comme nous pouvons nous convaincre qu’un mĂ©dicament pourtant faux nous guĂ©rit (et guĂ©rir effectivement, ce que la science a encore bien du mal Ă expliquer), les expĂ©riences sur cet effet placebo dans le domaine commercial suggèrent que les choses plus chères (valeur perçue plus Ă©levĂ©e) ont un effet plus important sur notre perception de leur qualitĂ©. Un bon exemple en est cette expĂ©rience oĂą les sujets consomment une boisson Ă©nergisante, puis sont soumis Ă une Ă©preuve de rĂ©flexion. Ă€ composition Ă©gale, ceux qui avaient la version la plus chère ont fait mieux que ceux qui Ă©taient soumis Ă la version « discount ». De plus, le groupe qui disposait de la boisson dans une bouteille indiquant clairement que la boisson dĂ©cuplait les facultĂ©s de rĂ©flexion a lui-mĂŞme fait mieux fait que le groupe disposant de bouteilles vierges. Il est fascinant de voir comment notre cerveau crĂ©e notre rĂ©alitĂ©. Et encore une fois, il est bon de garder Ă l’esprit que ce que nous attendons d’un produit ou d’un service (en fonction de son prix et de son emballage) dĂ©termine ce que nous vivons dans une large mesure. Cette rĂ©flexion n’est pas anecdotique, comme le rappelle Ariely en Ă©voquant les dĂ©rives possibles de ce constat notamment dans l’industrie pharmaceutique, qui touche aux peurs les plus profondes des « cibles » en tarifant la santĂ©, et pourrait soumettre son public Ă une culpabilisation quant Ă l’utilisation de mĂ©dicaments moins chers ou Ă des prix Ă©levĂ©s injustifiĂ©s (ce qui est malheureusement souvent le cas). Nous devons ramener la valeur que nous attribuons Ă tous les produits Ă leur utilitĂ© et Ă leur qualitĂ© rĂ©elles et ne pas nous laisser dicter notre comportement par la peur, la mode, l’émotion…
Les fourberies de l’humain
Ariely affirme que nous sommes, tous, malhonnĂŞtes Ă un certain niveau. Chaque annĂ©e, le vol et la fraude des employĂ©s sur le lieu de travail sont estimĂ©s Ă environ 600 milliards de dollars. Le coĂ»t de toutes les autres formes de vols est estimĂ© Ă 16 milliards de dollars en 2004. Ce dernier crime est Ă©videmment plus Ă©troitement surveillĂ© par les forces de l’ordre que le premier. Ce fait permet Ă Ariely d’explorer l’idĂ©e qu’il pourrait y avoir deux types de malhonnĂŞtetĂ©.
Le premier type est celui de l’homme qui sort de chez lui avec l’intention de voler de l’argent ou des objets de valeur par la force ou la ruse. Le second vient de ceux qui se considèrent gĂ©nĂ©ralement comme honnĂŞtes, ceux qui pourtant ajouteront en douce un dĂ®ner en amoureux dans une note de frais par exemple. Les expĂ©riences d’Ariely rĂ©vèlent que si l’occasion se prĂ©sente, de nombreuses personnes honnĂŞtes tricheront, d’autant plus que la valeur de la tricherie est peu Ă©levĂ©e. Nous ne dĂ©tournerions pas les fonds de notre entreprise, ne volerions pas nos clients. Mais nous nous servons dans les fournitures de bureau en petites quantitĂ©s sans remords. Nous dĂ©terminons notre propre niveau d’honnĂŞtetĂ©, et nous nous y cantonnons, et ce curieusement sans crainte des rĂ©percussions lorsque nous nous considĂ©rons « honnĂŞtes », Ă©tablissant un degrĂ© d’acceptabilitĂ© des fourberies et ajustant la valeur morale de ces actes Ă notre propre perception.
Paradoxalement, traiter directement avec de l’argent nous rend plus honnĂŞtes. Après avoir laissĂ© six canettes de soda dans le rĂ©frigĂ©rateur d’une cuisine commune dans une rĂ©sidence Ă©tudiante, Ariely dĂ©couvre qu’elles sont toutes parties en 72 heures. Mais laissant une assiette remplie de billets dans le mĂŞme rĂ©frigĂ©rateur, l’argent reste intact pour la mĂŞme durĂ©e. Pourquoi ? Parce que les gens sont plus susceptibles d’ĂŞtre malhonnĂŞtes lorsque ce qu’ils volent n’est pas de l’argent. Ariely en conclut que lorsqu’une opportunitĂ© se prĂ©sente, les gens trichent, mais que la plupart d’entre nous nions la valeur morale de ces « petites » tricheries. Il en conclut aussi que la plupart d’entre nous ne laisserions pas la spirale de la malhonnĂŞtetĂ© s’étendre hors de tout contrĂ´le. Nous limitons notre malhonnĂŞtetĂ©. Ce qui est inquiĂ©tant, d’un point de vue moral, c’est qu’en revanche lorsque nous traitons avec de l’argent, nous sommes prĂŞts Ă penser Ă nos actions comme si nous venions de signer un code d’honneur, et sommes plus scrupuleux quant Ă nos comportements. L’inquiĂ©tude d’Ariely s’exprime lorsqu’il souligne qu’il est probable que nous n’ayons plus, sous peu, Ă faire avec l’argent comptant, peu Ă peu remplacĂ© par d’autres moyens de paiement dĂ©matĂ©rialisĂ©s, avec le risque de dĂ©sinhibition morale inhĂ©rent Ă ce remplacement.
En conclusion de son ouvrage, Ariely rĂ©sume l’emprise que d’autres peuvent avoir sur nos dĂ©cisions avec l’exemple du choix d’un repas dans un restaurant. Son conseil est de vous assurer que vous savez ce que vous voulez, et de vous en tenir Ă votre première dĂ©cision. Soyez particulièrement concentrĂ© lorsque vos amis commandent Ă haute voix devant vous, car c’est Ă ce moment-lĂ que vous ĂŞtes le plus susceptible de changer d’avis. Ariely cherche par ces exemples de la vie quotidienne et hautement identifiables, Ă montrer comment l’Ă©conomie aurait plus de sens si elle Ă©tait basĂ©e sur la façon dont les gens se comportent rĂ©ellement, plutĂ´t que sur la façon dont ils devraient se comporter. Par exemple, le taux ridiculement Ă©levĂ© d’AmĂ©ricains n’Ă©pargnant pas pour leur retraite est incomprĂ©hensible si on les considère comme des consommateurs rationnels. Si nous prenions tous de bonnes dĂ©cisions Ă©clairĂ©es dans tous les aspects de notre vie, nous Ă©conomiserions aisĂ©ment, et mieux encore nous Ă©conomiserions le montant exact que nous souhaitons Ă©pargner. Du point de vue de l’Ă©conomie comportementale, il est en revanche parfaitement raisonnable et comprĂ©hensible que les gens n’Ă©pargnent pas suffisamment. En Ă©conomie comportementale, il est acquis que les gens tergiversent. Ariely conclut que bien que nous puissions nous sentir complètement en contrĂ´le de toute dĂ©cision que nous prenons, nous ne le sommes pas du tout. Mais si un comportement irrationnel et inhĂ©rent Ă notre nature est en jeu, cela ne signifie pas pour autant que nous devons tous nous y rĂ©signer : la reconnaissance de ce phĂ©nomène et la volontĂ© de progresser sont essentielles pour nous aider Ă surmonter ces forces.