(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)
Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples à mettre en œuvre, des livres de référence et des numéros spéciaux, les musts, qui déclinent une thématique en plusieurs articles rédigés par les meilleurs experts en management, RH ou stratégie. Ce premier volet de la série des Cahiers est ainsi consacré à un sujet crucial pour toutes les entreprises en quête de sens dans un monde turbulent : la stratégie. Les articles sélectionnés pour ce « must » sont huit incontournables pour guider votre réflexion et préciser vos choix stratégiques, toujours aisément applicables à l’entreprise-cabinet, rédigés par les meilleurs spécialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratégie ? » jusqu’à sa mise en œuvre.
II. Construire votre vision d’entreprise (James C. Collins)
James C. Collins est professeur de management et directeur d’un laboratoire d’apprentissage managérial destiné à la recherche et au conseil de dirigeants. Également professeur d’administration des affaires à l’université de Virginie, il est co-auteur de « Bâties pour durer. Les entreprises visionnaires ont-elles un secret ? » (First, 1996).
Selon Collins, les sociétés prospères ont des valeurs fondamentales et un but fondamental qui restent inchangés alors que leurs stratégies et leurs pratiques ne cessent de s’adapter à un monde en constante évolution. Préserver le « cœur » tout en stimulant le progrès, voilà comment des entreprises comme Hewlett-Packard (HP), Merck, Sony ou Motorola sont devenues d’éminentes institutions capables de se réinventer et d’atteindre des performances toujours meilleures sur le long terme. Les employés de Hewlett-Packard savent par exemple depuis longtemps que changer radicalement de pratiques opérationnelles, de normes culturelles ou de stratégies d’entreprise n’implique pas d’abandonner l’esprit du HP Way (ses principes fondamentaux). Les sociétés remarquables savent distinguer ce qui ne doit jamais être modifié et ce qui doit pouvoir l’être, ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Cette aptitude rare à gérer la continuité et le changement, qui demande une discipline consciencieuse, est étroitement liée à la capacité de développer une vision. La vision sert de guide pour savoir ce qu’il faut préserver et vers quel avenir il faut tendre. Mais le mot « vision » est devenu l’un des plus galvaudés qui soit, évoquant des représentations différentes selon les individus : des valeurs profondément ancrées, des réalisations exceptionnelles, des liens sociaux, des objectifs stimulants, des forces motivantes ou encore des raisons d’être.
Une vision bien conçue repose sur deux axes : l’idéologie fondamentale et la projection dans l’avenir. L’idéologie fondamentale désigne ce que nous défendons et ce pour quoi nous existons. La projection dans l’avenir est ce que nous aspirons à devenir, à accomplir, à créer, ce qui nécessite des progrès et d’importants changements pour être réalisé.
L’idéologie fondamentale
L’idéologie fondamentale définit le caractère durable d’une organisation, c’est-à -dire une identité constante qui transcende les cycles de vie des produits ou des marchés, les révolutions technologiques, les tendances managériales ou les dirigeants du moment. En réalité, elle est la contribution la plus significative et la plus persistante de ceux qui ont bâti les entreprises visionnaires. Citons Bill Hewlett, qui déclarait à propos de David Packard, son partenaire et ami de longue date, juste après son décès : « Son legs le plus précieux pour l’entreprise est un code de déontologie, mieux connu sous le nom de “HP Way”. » L’idéologie fondamentale de HP, qui a guidé la société depuis sa création en 1939, comprend un grand respect pour l’individu, un dévouement complet pour fournir qualité et fiabilité à un prix abordable, un sens aigu de la responsabilité communautaire (Packard lui-même a légué ses 4,3 milliards de dollars d’actions HP à un organisme caritatif) et l’idée que l’entreprise existe pour contribuer par la technique au progrès et au bien-être de l’humanité. Les fondateurs d’entreprises tels que David Packard, ou Masaru Ibuka pour Sony, ont compris qu’il est plus important de savoir qui l’on est que de savoir où l’on va, car la destination changera au rythme des évolutions du monde qui nous entoure. Les dirigeants meurent, les produits deviennent obsolètes, les marchés se transforment, de nouvelles technologies apparaissent, les tendances managériales vont et viennent… Mais l’idéologie fondamentale d’une compagnie prospère et persiste en tant que guide et source d’inspiration.
Une vision efficace doit incarner l’idéologie fondamentale, qui se subdivise elle aussi en deux parties : d’une part les valeurs fondamentales, c’est-à -dire un système de principes directeurs, et d’autre part un but fondamental, c’est-à -dire la raison d’être absolue de l’organisation.
Les valeurs fondamentales
Ce sont les principes essentiels et durables d’une organisation, un petit ensemble de principes directeurs intemporels qui ne nécessite aucune justification extérieure. Elles possèdent une valeur intrinsèque et une importance particulière pour les membres de l’organisation. Les valeurs fondamentales propres à Walt Disney – l’imagination et la bienséance – n’ont pas été dictées par le marché mais par son fondateur convaincu qu’elles étaient des qualités à cultiver pour elles-mêmes.
Le fait est qu’une grande entreprise décide elle-même des valeurs auxquelles elle tient, en faisant peu de cas de l’environnement actuel, des exigences concurrentielles ou des tendances managériales. Ceci étant dit, il est clair qu’il n’existe aucun système de valeurs fondamentales universellement juste. Une entreprise n’a pas besoin, dans ses valeurs fondamentales, de tout intégrer, de compter le service client (ce n’est pas le cas de Sony par exemple), le respect de l’individu (pas le cas de Disney), la qualité (pas le cas de Walmart) etc. Une société peut aussi se doter de pratiques opérationnelles et de stratégies d’entreprise qui prennent en compte ces atouts sans pour autant les placer au cœur de son existence. Qui plus est, ces entreprises n’ont pas à adopter des valeurs fondamentales humanistes ou largement appréciées, quoiqu’elles soient nombreuses à le faire. Ce qui compte, ce n’est pas la nature des valeurs fondamentales de l’organisation, mais le simple fait qu’elle en ait.
Les entreprises ont tendance à se doter d’un nombre restreint de valeurs fondamentales, en général entre trois et cinq. Collins avait d’ailleurs constaté qu’aucune des entreprises visionnaires étudiées dans son livre n’en avait plus de cinq : la plupart n’en comptait que trois ou quatre ; seules certaines valeurs peuvent être réellement fondamentales, c’est-à -dire tellement essentielles et tellement enracinées qu’elles ne changeront guère, si ce n’est jamais.
Pour identifier les valeurs fondamentales de votre propre cabinet, procédez à une introspection des plus sincères. Si vous en comptez plus de cinq ou six, il est probable que vous confondiez valeurs fondamentales (immuables) et pratiques opérationnelles, stratégies d’entreprise ou normes culturelles (évolutives). Gardez à l’esprit que ces valeurs doivent résister à l’épreuve du temps. Après avoir dressé une liste préliminaire de valeurs fondamentales, demandez-vous pour chacune d’elles si vous la garderiez dans des circonstances où celle-ci pénaliserait l’entreprise. Si vous ne pouvez pas répondre, de bonne foi, par l’affirmative, cela signifie que cette valeur n’est pas fondamentale et que vous devriez l’abandonner. Par exemple, une entreprise de haute technologie hésitait à définir la qualité comme l’une de ses valeurs fondamentales. Le P-DG a posé la question en ces termes : « Supposez que, dans dix ans, la qualité ne fasse plus la moindre différence sur nos marchés. Imaginez que la seule chose qui compte soit la vitesse et la puissance. Souhaiterions-nous encore inscrire la qualité sur notre liste de valeurs fondamentales ? » Les membres de la direction ont fini par répondre non. La qualité reste un élément de la stratégie de l’entreprise, et les programmes d’amélioration de la qualité sont maintenus pour stimuler le progrès, mais la qualité n’avait pas sa place dans la liste des valeurs fondamentales de cette entreprise.
Ceux et celles qui sont impliqués dans la formulation des valeurs fondamentales doivent répondre à plusieurs questions : quelles sont les valeurs fondamentales que vous portez à titre personnel dans votre travail (celles-ci comptent-elles tellement pour vous que vous vous y tiendriez, qu’elles soient récompensées ou non) ? Que diriez-vous à vos enfants concernant les valeurs fondamentales que vous portez au travail, et que vous espérez qu’ils porteront une fois adultes ? Si vous vous réveilliez demain matin avec suffisamment d’argent pour partir à la retraite sur-le-champ, continueriez-vous à honorer ces valeurs ? Pouvez-vous les imaginer aussi pertinentes pour vous dans un siècle qu’aujourd’hui ? Envisagez-vous de conserver ces valeurs fondamentales, même si une ou plusieurs d’entre elles devenaient un désavantage concurrentiel ? Si vous vous apprêtiez à créer une nouvelle organisation demain, dans une tout autre branche, quelles valeurs fondamentales lui insuffleriez-vous indépendamment du secteur d’activité ?
Les trois dernières questions sont particulièrement importantes, car elles permettent de tracer une frontière déterminante entre les valeurs impérissables qui ne doivent pas changer et les pratiques et stratégies à adapter en permanence.
Le but fondamental
Second élément de l’idéologie fondamentale, il est la raison d’être de l’organisation. Un but efficace reflète les motivations idéales des employés pour travailler dans l’entreprise. Il ne se résume pas au rendement ou à la clientèle cible de l’entreprise, il saisit l’âme même de l’organisation au-delà de l’appât du gain.
Le but (qui devrait rester valable au moins cent ans) ne doit pas être confondu avec des objectifs spécifiques ou des stratégies commerciales (amenés à changer plusieurs fois en un siècle). Alors qu’un objectif ou une stratégie peuvent éventuellement être accomplis, il est impossible de réaliser un but fondamental. Il est comme une étoile qui vous guide à l’horizon : toujours poursuivi mais jamais atteint. Même si le but lui-même ne change pas, il doit inspirer le changement. Le fait même que le but ne puisse pas être atteint implique que l’organisation ne doit jamais cesser de stimuler le changement et le progrès.
Lorsqu’elles cherchent à identifier leur but, certaines entreprises font l’erreur de se contenter de décrire leurs lignes de produits actuelles ou leurs segments de clientèle. La raison d’être de Hewlett-Packard n’est pas de fabriquer des instruments électroniques d’essais et de mesure, mais d’apporter sa contribution technique à l’amélioration de la vie des gens ; ce qui a mené l’entreprise bien loin de son métier d’origine d’instrumentier électronique. Imaginez un instant que Walt Disney ait choisi comme but principal de produire des dessins animés plutôt que de rendre les gens heureux : nous n’aurions probablement pas connu Mickey Mouse, ni Disneyland.
Il existe une méthode efficace pour identifier le but d’une organisation : les cinq pourquoi. Partez du constat « Nous fabriquons les produits X » ou « Nous fournissons les services Y », puis demandez-vous « Pourquoi est-ce important ? » cinq fois de suite. Après quelques pourquoi, vous arriverez à mettre le doigt sur le but fondamental de l’entreprise.
Collins s’est par exemple servi de cette méthode pour approfondir et enrichir une discussion avec un cabinet d’études de marché à propos de son but. La direction s’était réunie pendant plusieurs heures et avait élaboré la déclaration d’intention suivante : « Fournir les meilleures données d’études de marché disponibles. » Il leur a alors posé cette question : « Pourquoi est-il important de fournir les meilleures données disponibles ? » Après discussion, ils ont énoncé un but au sens plus profond : « Fournir les meilleures données d’études de marché disponibles afin que nos clients comprennent mieux leurs marchés que s’ils n’avaient pas ces informations à disposition. » Après un nouveau « Pourquoi est-ce important ? », les dirigeants se sont rendu compte que leur estime de soi ne tenait pas tant à la meilleure compréhension qu’ils fournissaient à leurs clients qu’à la contribution qu’ils apportaient à leur réussite. Cette introspection a finalement conduit le cabinet à définir son but de la façon suivante : « Contribuer à la réussite de nos clients en les aidant à comprendre leurs marchés. » Avec cet objectif à l’esprit, le cabinet élabore désormais ses offres en se demandant non pas « Cela se vendra-t-il ? », mais plutôt « Cela contribuera-t-il à la réussite de nos clients ? »
Il apparaît de façon limpide qu’aucun but fondamental ne se réduit à « maximiser la richesse des actionnaires ou du fondateur ». Le but fondamental a pour rôle premier de guider et d’inspirer. Maximiser la richesse du patron n’inspire personne, à aucun niveau hiérarchique, et guide fort peu. Maximiser la richesse, c’est le but de base à disposition des entreprises qui n’ont pas encore identifié leur véritable but fondamental. Ce n’est qu’un pis-aller, et il est bien faible.
Lorsque les membres de grandes organisations parlent de leurs réalisations, ils mentionnent rarement le bénéfice par action (BPA). Chez Motorola, les gens évoquent les impressionnantes avancées qualitatives et l’impact de leurs produits sur le monde. Chez Hewlett-Packard, on parle des contributions techniques apportées au marché. Lorsqu’une ingénieure de Boeing présente le lancement d’un nouvel appareil révolutionnaire, elle ne dit pas « s’être donnée corps et âme à ce projet parce qu’il pourrait faire grimper le BPA de 37 centimes ».
L’une des méthodes qui permettent de découvrir quel but se cache derrière la simple maximisation de la richesse des actionnaires ou du fondateur est le jeu du « tueur en série d’entreprises ». Voici les règles : supposez que vous puissiez vendre votre cabinet à un prix jugé plus que raisonnable. Supposez également que l’acheteur garantisse un emploi stable à chaque collaborateur avec la même fourchette de salaires après l’acquisition, sans pour autant assurer que ces emplois soient dans le même secteur d’activité (par exemple, achat du cabinet par un avocat, avec conservation des postes administratifs et d’accueil aux mêmes conditions). Supposez enfin que l’acheteur projette de « tuer » le cabinet après acquisition : ses activités seraient arrêtées, son nom jeté aux oubliettes, et l’activité médicale remplacée par un cabinet d’avocat. Votre cabinet cesserait purement et simplement d’exister. Accepteriez-vous cette offre ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui serait perdu si le cabinet mettait la clé sous la porte ? En quoi est-il important qu’il continue d’exister ? Cet exercice aide les managers les plus intraitables, très attachés aux projections financières, à réfléchir aux raisons d’être profondes de leur entreprise.
Plus elles avanceront dans le XXIe siècle, plus les entreprises, y compris dans le secteur de la santé, devront mobiliser l’énergie créative et les talents de leurs employés. En effet, même dans ce secteur pourtant par essence tourné vers l’humain, pourquoi ceux-ci devraient-ils s’y donner entièrement ? Comme Peter Drucker l’a fait remarquer, les meilleurs éléments, les plus dévoués, sont en fait les bénévoles, car ils ont la possibilité de faire autre chose de leur vie. Face à une population de plus en plus mobile, au cynisme croissant à l’égard du monde du travail et à l’augmentation du nombre d’entrepreneurs dans notre économie, les entreprises doivent plus que jamais avoir pleinement conscience de leur but afin de donner du sens à leur activité et ainsi attirer, motiver et retenir les profils hors normes.
Découvrir l’idéologie fondamentale
Vous ne créez ni ne définissez une idéologie fondamentale. Vous la découvrez. Vous ne la devinez pas en observant votre environnement extérieur. Vous la comprenez en cherchant en vous-même. L’idéologie doit être authentique. Vous ne pouvez la feindre. Découvrir l’idéologie fondamentale n’est pas un exercice intellectuel. Ne vous demandez pas « Quelles valeurs fondamentales devrions-nous défendre ? » ; demandez-vous plutôt : « Quelles sont les valeurs fondamentales que nous défendons avec passion et sincérité ? » Ne confondez pas les valeurs que vous pensez que l’organisation doit avoir – mais qu’elle n’a pas – avec les valeurs fondamentales authentiques. D’un tel amalgame naîtrait une forme de cynisme qui s’étendrait à toute l’entreprise (« De qui se moque-t-on ? Tout le monde sait que ce n’est pas une valeur partagée ici ! »). Vos aspirations vont davantage de pair avec votre projection dans l’avenir ou votre stratégie qu’avec l’idéologie fondamentale. Toutefois, les valeurs fondamentales authentiques qui ont faibli au fil du temps peuvent avoir une place légitime dans l’idéologie fondamentale – dans la mesure où vous admettez qu’il vous faudra travailler dur pour les raviver.
Par ailleurs, le rôle de l’idéologie fondamentale est de guider et d’inspirer, pas de singulariser. Deux sociétés peuvent parfaitement avoir les mêmes valeurs et les mêmes buts fondamentaux.
L’idéologie fondamentale n’a besoin d’être porteuse de sens et d’inspiration que pour les membres de l’organisation ; il n’est pas nécessaire qu’elle plaise à l’extérieur. Pourquoi ? Parce que seuls les membres de l’organisation doivent se conformer à son idéologie sur le long terme. L’idéologie fondamentale peut aussi permettre de distinguer entre ceux qui font effectivement partie de l’organisation et les autres. Une idéologie claire et bien formulée attire des candidats dont les valeurs personnelles sont compatibles avec les valeurs fondamentales de l’entreprise. Elle rebutera ceux dont les valeurs sont incompatibles. Vous ne pouvez pas imposer de nouvelles valeurs ou un but à vos collaborateurs. Vous ne pouvez pas non plus les inciter à y adhérer. Les dirigeants demandent souvent : « Comment faire en sorte que nos employés partagent notre idéologie fondamentale ? » Il n’y a rien à faire. Vous ne pouvez pas. Trouvez plutôt des individus enclins à partager vos valeurs fondamentales et votre but. Attirez-les et retenez-les. Et laissez partir ceux qui ne les partagent pas. D’ailleurs, le processus même de formulation de l’idéologie fondamentale peut provoquer le départ de certains salariés, qui se rendent compte qu’ils ne sont pas en adéquation avec l’essence de l’entreprise. Saluez ces départs. Il est bien sûr bénéfique de réunir autour de l’idéologie fondamentale des individus différents et des points de vue variés, mais ceux qui portent les mêmes valeurs et le même but ne se ressemblent pas forcément, ni ne pensent forcément de la même manière.
Ne confondez pas l’idéologie fondamentale et les déclarations d’idéologie fondamentale. Une entreprise peut être dotée d’une forte idéologie fondamentale sans déclaration formelle. Par exemple, Nike n’a pas énoncé de déclaration formelle au sujet de son but fondamental. Mais, manifestement, Nike possède bien un but fondamental puissant, qui a gagné toute l’entreprise : vivre l’émotion de la compétition, gagner, et écraser ses concurrents. Nike possède un campus qui ressemble plus à un sanctuaire de l’esprit de compétition qu’à un complexe de bureaux. Des photographies géantes des héros Nike couvrent les murs, des plaques en bronze aux noms des athlètes Nike sont accrochées le long de leur « Walk of Fame », des statues à leur effigie bordent la piste d’athlétisme qui entoure le campus, et les bâtiments portent le nom de grands champions comme la légende du basket-ball Michael Jordan, ou le joueur de tennis John McEnroe. Les salariés de Nike qui ne se sentent animés ni par l’esprit de compétition ni par un sentiment de férocité ne font pas de vieux os dans cet environnement. Même le nom de la société évoque l’esprit de compétition : Nike (en fait, Niké) est la déesse grecque de la Victoire. Ainsi, bien qu’elle ne l’ait pas explicité formellement, Nike possède de toute évidence un objectif affirmé.
Identifier des valeurs et un but n’est donc pas un exercice de plume. En réalité, au cours de son existence, une organisation formule diverses déclarations pour décrire son idéologie fondamentale. Dans les archives de Hewlett-Packard, Collins a déniché plus d’une demi-douzaine de versions du HP Way, rédigées par David Packard entre 1956 et 1972. Les différentes versions avançaient toutes les mêmes principes, seuls les termes utilisés variaient selon l’époque et les circonstances. Les valeurs sont les mêmes, seuls les mots changent.
Il vous faut donc mettre l’accent sur le fond, c’est-à -dire saisir l’essence de vos valeurs et de votre but. Il ne s’agit pas de coucher sur papier une déclaration parfaite mais de comprendre précisément quels sont le but et les valeurs de votre organisation, qui peuvent être exprimés de mille et une façons. En réalité, une fois les fondamentaux identifiés, Collins suggère aux dirigeants de formuler leurs propres déclarations et de les partager avec leurs équipes.
Enfin, ne confondez pas idéologie fondamentale et cœur de métier. Le cœur de métier est un concept stratégique qui détermine les capacités de votre organisation (ce pour quoi vous êtes particulièrement doué), alors que l’idéologie fondamentale incarne ce que vous défendez et votre raison d’être. Les cœurs de métier devraient rejoindre l’idéologie fondamentale de l’entreprise, et ils y sont d’ailleurs souvent enracinés, mais ce n’est pas la même chose. Par exemple, le cœur de métier de Sony est la miniaturisation, un atout qui peut être adapté stratégiquement à un large éventail de produits et de marchés. Cependant, son idéologie fondamentale n’est pas la miniaturisation. Il se peut même que la miniaturisation ne fasse plus partie de la stratégie de Sony d’ici un siècle. Mais pour rester une grande entreprise, elle devra conserver les valeurs fondamentales décrites dans le Sony Pioneer Spirit et sa raison d’être : faire avancer la technologie dans l’intérêt du grand public. Dans une entreprise visionnaire telle que Sony, les cœurs de métier changent au fil des décennies, pas l’idéologie fondamentale.
Une fois que votre idéologie fondamentale est clairement déterminée, sentez-vous libre de modifier tout ce qui n’en fait pas partie. Dès lors, lorsque quelqu’un s’opposera à un changement sous prétexte que « C’est dans notre culture » ou que « Nous avons toujours fait ça comme ça », ou tout autre argument de la sorte, il vous suffira d’invoquer cette règle simple : si ce n’est pas fondamental, cela peut être changé. Mais exprimer l’idéologie fondamentale n’est qu’un premier pas. Vous devez également déterminer vers quel type de progrès vous souhaitez vous diriger.
La projection dans l’avenir
Le second axe d’un système visionnaire est la projection dans l’avenir. Il se compose de deux parties : un objectif audacieux sur dix à trente ans et une description vivante du chemin pour atteindre cet objectif.
Un « Bhag » porteur de vision
Collins a constaté dans ses recherches que les entreprises visionnaires se choisissent souvent des missions ambitieuses – ce qu’il appelle Bhag pour « Big Hairy Audacious Goal », « grand objectif audacieux » en français – comme moyens de favoriser le progrès. Toutes les entreprises ont des objectifs. Mais il existe une différence entre avoir un simple objectif et s’engager dans un défi de taille, telle l’ascension du mont Everest, par exemple. Un véritable Bhag est limpide et captivant. Il permet de concentrer les efforts de chacun dans une seule et unique direction et sert de catalyseur à l’esprit d’équipe. Cette mission a une ligne d’arrivée précise, ce qui permet à l’entreprise de savoir quand elle a atteint son objectif. Les gens aiment avoir une ligne d’arrivée en tête. Un Bhag les attire, leur tend la main et les agrippe. Il est tangible, motivant et extrêmement ciblé. On le comprend immédiatement, il nécessite peu d’explications, voire aucune. Prenez la course à la Lune de la Nasa dans les années 1960 : il n’a pas fallu recourir à une armada de communicants passant d’interminables heures à élaborer un énoncé de mission verbeux dont personne ne pourrait se souvenir. L’objectif lui-même était si facile à appréhender – il était si captivant en soi – qu’il aurait pu être formulé de cent manières différentes tout en restant facilement compris de tous. La plupart des énoncés de missions d’entreprises que Collins a étudié ne poussent guère à aller de l’avant, car ils ne contiennent pas le puissant mécanisme d’un Bhag.
Quoiqu’une organisation puisse avoir simultanément plusieurs Bhag à différents niveaux, la vision nécessite une catégorie particulière de Bhag : un Bhag porteur de vision qui s’applique à l’ensemble de l’entreprise et nécessite entre dix et trente ans d’efforts pour être atteint. Fixer un Bhag à si long terme suppose de se projeter au-delà des capacités et de l’environnement actuels de l’organisation. Une telle démarche pousse en effet l’équipe dirigeante à être visionnaire, et non pas seulement stratégique ou tactique. Un Bhag n’est pas censé être un pari sûr (le taux de réussite devrait se situer entre 50 % et 70 %), mais l’organisation doit être convaincue qu’elle peut quand même y arriver. Un Bhag est supposé exiger des efforts considérables et peut-être même une petite dose de chance.
Une description vivante
Outre un Bhag porteur de vision, une projection dans l’avenir nécessite ce que Collins appelle une description vivante, c’est-à -dire une description vibrante, séduisante et précise du chemin permettant d’atteindre le Bhag. Pensez à une traduction en images de la vision, des images mentales qui pourront se graver dans la mémoire des individus. Il s’agit de peindre un tableau à l’aide de mots. Cette mise en image est essentielle pour qu’un Bhag à 10–30 ans soit palpable et marque les esprits. Par exemple, Henry Ford a su concrétiser son objectif de démocratisation de l’automobile avec la description vivante qui suit : « Je construirai une automobile pour le plus grand nombre… Elle sera si abordable qu’aucun homme gagnant un salaire correct ne sera dans l’incapacité d’en posséder une et de profiter avec sa famille d’heures bénies dans les grands et magnifiques espaces créés par Dieu… Lorsque j’en aurai terminé, chacun pourra s’en offrir une et chacun en aura une. Le cheval aura disparu de nos routes et l’automobile sera tenue pour acquise… [et nous donnerons] à un grand nombre d’hommes un emploi au salaire correct. »
Dans les années 1930, le Bhag de Merck, alors fabricant de produits chimiques, était de se métamorphoser en leader mondial de l’industrie pharmaceutique, avec des capacités de recherche rivalisant avec n’importe quelle grande université. Lors de l’inauguration du centre de recherche de Merck en 1933, George Merck a décrit sa projection dans l’avenir de la façon suivante : « Nous croyons que des travaux de recherche menés avec patience et persévérance incarneront un renouveau pour l’industrie et le commerce ; et nous sommes convaincus que, dans ce nouveau laboratoire, à l’aide des instruments que nous avons fournis, la science avancera, le savoir progressera et la vie humaine se libérera toujours plus de la souffrance et de la maladie… Nous nous engageons à apporter notre aide pour que cette entreprise mérite la foi que nous avons en elle. Que votre lumière brille : que ceux qui recherchent la Vérité, que ceux qui s’évertuent à rendre ce monde meilleur, que ceux qui brandissent cette torche de science et de savoir en ces temps sombres pour la société et l’économie, prennent leur courage à deux mains et se sentent soutenus. »
La passion, l’émotion et la conviction sont des ingrédients essentiels de cette description vivante. Certains dirigeants sont mal à l’aise avec l’idée de partager les émotions liées à leurs rêves, mais c’est ce qui motive les troupes. Winston Churchill l’avait bien compris lorsqu’il avait décrit le Bhag de la Grande-Bretagne en 1940. Il ne s’était pas contenté d’un : « Vainquons Hitler ». Il avait préféré : « Hitler sait qu’il doit nous battre sur cette île ou alors il perdra la guerre. Si nous arrivons à lui résister, toute l’Europe sera libre et le monde pourra avancer vers de vastes terres ensoleillées. Mais si nous échouons, le monde entier, y compris les États-Unis d’Amérique, y compris tout ce que nous avons connu et chéri, sombrera dans l’abîme d’un nouvel âge des ténèbres, que les lumières d’une science pervertie auront rendu plus sinistre encore et peut-être bien plus long. Alors préparons-nous à accomplir notre devoir avec la conviction que, si l’Empire britannique et le Commonwealth doivent vivre encore mille ans, les hommes diront toujours : “Ce fut leur heure de gloire”. »
Collins conclut sur un certain nombre de points-clef sur l’application des concepts évoqués :
- Ne confondez pas idéologie fondamentale et projection dans l’avenir, et plus particulièrement but fondamental et Bhag. Les dirigeants emploient souvent l’un pour l’autre, en mélangeant les concepts ou en en parlant indistinctement. Le but fondamental, qui n’est pas un objectif spécifique, est la raison d’être de l’organisation. Un Bhag est un objectif clairement explicité. Le but fondamental est impossible à atteindre, tandis qu’un Bhag est réalisable sur 10 à 30 ans. Imaginez-vous le but fondamental comme une étoile à l’horizon à poursuivre éternellement et un Bhag comme une montagne à gravir. Une fois le sommet atteint, vous passez à d’autres monts à escalader.
- L’identification de l’idéologie fondamentale est un processus exploratoire, alors que la définition de la projection dans l’avenir est un processus créatif. Les dirigeants peinent souvent à proposer des Bhag enthousiasmants. Ils veulent penser leur avenir de manière analytique. Collins s’est rendu compte que certains d’entre eux font davantage de progrès en commençant par la description vivante, sur laquelle s’appuyer ensuite pour formuler un Bhag. Cette approche consiste à se poser d’abord des questions telles que : si nous sommes toujours là dans vingt ans, qu’aimerions-nous voir ? À quoi devrait ressembler cette entreprise ? Comment devrait-elle être perçue par ses employés ? Que devrait-elle avoir accompli ? Si un grand magazine économique publie un article à notre sujet dans vingt ans, qu’y lira-t-on ?
- Chercher à analyser la justesse d’une projection dans l’avenir n’a aucun sens. Quand on crée – car il s’agit bien de créer un avenir, et non de le prédire – il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Beethoven a-t-il créé la bonne « Neuvième Symphonie » ? Shakespeare a-t-il créé le bon « Hamlet » ? Il est impossible de répondre à ces questions, elles sont absurdes. La projection dans l’avenir implique en revanche des interrogations essentielles comme « Nous donne-t-elle de l’énergie ? Est-elle stimulante ? Déclenche-t-elle un élan ? Séduit-elle les collaborateurs ? » La projection dans l’avenir doit être si exaltante en soi qu’elle devrait suffire à maintenir l’organisation motivée même si ceux qui l’ont élaborée étaient amenés à disparaître.
- Qu’en est-il de l’échec d’une projection dans l’avenir ? Les recherches ont montré que les entreprises visionnaires font preuve d’une remarquable capacité à atteindre même leurs objectifs les plus audacieux. Ford a bien démocratisé l’automobile. Boeing est bien devenu le leader de l’aéronautique. Par contre, d’autres entreprises référentes n’ont souvent pas réussi à réaliser leurs Bhag – si tant est qu’elles s’en soient fixé. Cette différence n’est pas due à la difficulté des objectifs choisis : les entreprises visionnaires ont tendance à avoir des ambitions encore plus audacieuses que les autres. Elle n’est pas due non plus à un leadership charismatique et avant-gardiste : les entreprises visionnaires ont souvent accompli leurs Bhag sans dirigeants hors du commun à leur tête. Elle ne tient également pas à une meilleure stratégie : les entreprises visionnaires ont souvent atteint leurs objectifs grâce à un processus organique se résumant à « essayer plein de choses et garder ce qui fonctionne » plutôt qu’en suivant des plans stratégiques minutieusement préparés. La clé de leur succès a été de considérer le développement des atouts de leur organisation comme le premier moyen d’élaborer leur avenir.
- Enfin, en ce qui concerne la projection dans l’avenir, prenez garde à ne pas sombrer dans le syndrome « nous y sommes arrivés », une complaisance léthargique qui se manifeste lorsqu’une organisation parvient à atteindre un Bhag et n’arrive pas à lui trouver de successeur. La Nasa en a souffert après la réussite de sa mission originelle : après s’être posé sur la Lune, que peut-on faire de plus grandiose ? Ford en a aussi pâti après être parvenu à démocratiser l’automobile : le constructeur n’a pas réussi à se fixer un nouvel objectif de même envergure et a ainsi donné l’opportunité à General Motors de le devancer dans les années 1930. Une projection dans l’avenir vient en aide à une organisation tant qu’elle n’est pas réalisée. Dans son travail auprès des entreprises, Collins relève régulièrement des propos du type : « Ce n’est plus aussi palpitant qu’autrefois. Nous semblons avoir perdu notre élan. » En règle générale, une remarque de ce genre révèle que l’organisation a gravi une montagne mais n’en a toujours pas choisi une autre.
De nombreux dirigeants se démènent avec leurs énoncés de mission et de vision. Malheureusement, la plupart de ces énoncés s’avèrent être un charabia informe de valeurs, d’objectifs, de buts, de philosophies, de croyances, d’aspirations, de normes, de stratégies, de pratiques et de descriptions. Plus problématique encore, elles sont rarement liées à la dynamique fondamentale des entreprises visionnaires : préserver le cœur et stimuler le progrès. Cette dynamique, et non les énoncés de vision ou de mission, constitue le principal moteur des entreprises durables. La vision fournit simplement le cadre permettant de donner vie à cette dynamique. Construire une entreprise visionnaire demande 1 % de vision et 99 % de cohérence.
Instaurer cette cohérence est sans doute votre tâche la plus importante.