(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)
Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples à mettre en œuvre, des livres de référence et des numéros spéciaux, les musts, qui déclinent une thématique en plusieurs articles rédigés par les meilleurs experts en management, RH ou stratégie. Ce premier volet de la série des Cahiers est ainsi consacré à un sujet crucial pour toutes les entreprises en quête de sens dans un monde turbulent : la stratégie. Les articles sélectionnés pour ce « must » sont huit incontournables pour guider votre réflexion et préciser vos choix stratégiques, toujours aisément applicables à l’entreprise-cabinet, rédigés par les meilleurs spécialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratégie ? » jusqu’à sa mise en œuvre.
III. RĂ©inventer votre business model (Johnson, Kagermann & Christensen)
En 2003, Apple présentait l’iPod et l’iTunes Store, révolutionnait le divertissement mobile, créait un nouveau marché et transformait l’entreprise elle-même. En trois ans seulement, le combo iPod/iTunes devenait un produit à 10 milliards de dollars représentant presque la moitié des revenus d’Apple. La capitalisation boursière de la société bondissait, passant d’environ 1 milliard de dollars en 2003 à 150 milliards à la fin de l’année 2007. Cette success story est bien connue. Ce qui l’est moins, c’est qu’Apple n’était pas la première entreprise à s’aventurer sur le marché des lecteurs de musique numérique. Diamond Multimedia avait déjà lancé le Rio en 1998 ; et Best Data, le Cabo 64 en 2000 – deux produits portatifs et élégants qui fonctionnaient bien. Alors pourquoi est-ce l’iPod qui a réussi, plutôt que le Rio ou le Cabo ?
Intelligemment, Apple ne s’est pas contentée d’emballer une technologie originale dans un design chic : elle a enrobé sa technologie novatrice d’un excellent business model. La véritable innovation d’Apple a été de rendre le téléchargement de musique numérique facile et pratique. Pour ce faire, l’entreprise a bâti un modèle révolutionnaire combinant hardware, software et service. Cette approche fonctionne à l’inverse du célèbre modèle des lames et des rasoirs Gillette : au fond, Apple a subordonné le « cadeau » des « lames » (les musiques de l’iTunes Store, sur lesquelles les marges sont faibles) à l’achat du « rasoir » (l’iPod, à forte marge). Ce modèle a créé une proposition de valeur inédite et a changé les règles du jeu sur le marché de la musique numérique.
Les innovations en matière de business model ont refaçonné des pans entiers de certains secteurs d’activité et ont redistribué des milliards de dollars. Des détaillants comme Walmart ou Target, qui ont pénétré le marché avec des business models novateurs, représentent aujourd’hui 75 % de la valeur totale du secteur de la vente au détail. Anecdotiques à leurs débuts, les compagnies aériennes low-cost des Etats-Unis représentent aujourd’hui 55 % de la valeur du secteur des transports. Sur 27 entreprises nées au cours du dernier quart de siècle et ayant rejoint, ces dix dernières années, le classement Fortune 500, 11 y sont parvenues grâce à des business models innovants.
Cependant, de telles innovations en matière de business model sont rares chez les acteurs établis comme Apple. L’analyse des principales innovations menées au cours de la dernière décennie par des sociétés existantes montre que très peu d’entre elles ont trait à leur business model. Une enquête de l’American Management Association a établi que 10 % seulement des investissements consacrés à l’innovation par les entreprises internationales s’attachaient à développer de nouveaux business models. Pourtant, tout le monde en parle. En 2005, une étude menée par l’Economist Intelligence Unit révélait que plus de 50 % des dirigeants estimaient que, pour réussir, les innovations en matière de business model allaient devenir plus importantes que les innovations de produit ou de service. Une étude IBM auprès de ses directeurs généraux présentait en 2008 des résultats similaires : près de la moitié des dirigeants interrogés évoquaient le besoin d’adapter leur business model et plus des deux tiers jugeaient que des transformations considérables s’imposaient. Et, en ces temps économiques difficiles, certains patrons se penchent déjà sur la manière de faire évoluer leur business model pour mieux faire face aux changements constants rencontrés dans leurs secteurs d’activité.
Les cadres dirigeants des entreprises bien établies se trouvent donc confrontés à une question frustrante : pourquoi est-il si difficile de mener à bien le regain de croissance que les innovations apportées aux business models peuvent générer ? Les recherches des trois auteurs mettent l’accent sur deux problèmes. Le premier est un manque de définition : très peu d’études ont été réalisées sur les dynamiques et les processus à l’œuvre dans le développement des business models. Deuxièmement, peu d’entreprises comprennent suffisamment bien leur business model existant (son postulat de départ, ses interdépendances naturelles, ses forces et ses faiblesses). Elles ignorent donc quand tirer profit de leur cœur de métier et quand opter pour un nouveau business model.
Après avoir abordé ces difficultés avec des douzaines d’entreprises, les auteurs ont découvert que les nouveaux modèles s’avèrent souvent peu attractifs, au départ, aux yeux des différentes parties prenantes – aussi bien en interne qu’en externe. Pour percevoir, au-delà de l’existant, le champ des possibles, les entreprises ont besoin d’une feuille de route. La leur est constituée de trois étapes simples. La première consiste à comprendre que, pour réussir, il faut commencer par ne pas du tout penser aux business models. Il faut commencer par penser à l’opportunité de satisfaire un consommateur bien réel, avec un besoin bien réel. La deuxième étape suppose la construction d’un schéma qui mette à plat la manière dont votre société, votre cabinet satisfera ce besoin de façon rentable. Ce schéma comporte quatre éléments. La troisième étape nécessite de comparer celui-ci à votre fonctionnement existant, afin de déterminer l’ampleur des changements à effectuer pour pouvoir saisir l’opportunité définie.
Qu’est-ce qu’un business model ?
Selon Johnson, Kagermann et Christensen, un business model se compose de quatre éléments interconnectés qui, ensemble, créent et fournissent de la valeur, le point le plus important pour que le modèle fonctionne correctement étant de loin le premier
La proposition de valeur client (PVC)
Une entreprise prospère est une entreprise qui a trouvé un moyen d’offrir de la valeur à ses clients, c’est-à -dire un moyen de les aider à combler un besoin important. Par « besoin », nous entendons un problème fondamental, dans une situation donnée, qui nécessite une solution. Une fois le besoin compris dans toutes ses dimensions – dont le processus global à mettre en œuvre pour y répondre – on peut alors concevoir une offre. Plus le besoin est important pour le consommateur et moins celui-ci est satisfait par les solutions existantes chargées d’y répondre ; plus votre solution est supérieure aux alternatives existantes (et, bien sûr, plus votre prix est bas), plus votre PVC est bonne. Les opportunités de créer une PVC sont à leur apogée quand les produits et services alternatifs n’ont pas été réellement pensés en fonction du besoin et quand vous-même avez la capacité de concevoir une proposition qui réponde à la perfection à ce besoin – et à lui seul.
La formule de profit
La formule de profit est le schéma qui définit la manière dont l’entreprise crée de la valeur pour elle-même tout en offrant de la valeur au consommateur. Elle se compose des éléments suivants :
- Le modèle de revenus : prix x volume.
- La structure de coûts : coûts directs et indirects, économies d’échelle. La structure de coûts repose essentiellement sur le coût des ressources clés que requiert le business model.
- Le modèle de marge : contribution de chaque transaction nécessaire pour atteindre les bénéfices souhaités, en tenant compte des volumes attendus et de la structure de coûts.
- La vélocité des ressources : vitesse à laquelle doit être mise en œuvre la rotation des stocks, des actifs, immobilisés ou autres – et, de façon générale, de quelle manière utiliser au mieux ces ressources pour atteindre les volumes attendus et réaliser les bénéfices estimés.
Les gens s’imaginent souvent que les termes « formule de profit » et « business model » sont interchangeables. Mais la manière dont vous réalisez des bénéfices n’est qu’un des aspects de votre modèle. Il est plus efficace de commencer par établir le prix de la proposition de valeur client puis de réfléchir à rebours afin de déterminer quels doivent être les coûts variables et les marges brutes. Ceci permet ensuite de déterminer la taille et la vélocité des ressources pour atteindre les bénéfices souhaités.
Les ressources clés
Les ressources clés sont les actifs : salariés, technologies, produits, installations, équipements, réseaux et marques, grâce auxquels votre PVC atteint votre cible. Il faut ici se concentrer sur les éléments clés qui créent de la valeur pour le consommateur comme pour l’entreprise et sur la façon dont ces éléments interagissent entre eux (toutes les entreprises ont aussi des ressources génériques qui ne créent pas d’avantage compétitif).
Les processus clés
Les entreprises prospères ont des processus opérationnels et managériaux qui leur permettent de produire de la valeur d’une manière qui puisse être reproduite et développée avec succès. Ces processus peuvent inclure des tâches récurrentes comme la formation, le développement, la production, la budgétisation, la planification, la commercialisation et la maintenance. Les processus clés d’une entreprise regroupent également ses règles de fonctionnement, ses indicateurs chiffrés et ses normes.
Ces quatre éléments sont les fondations de toute entreprise. La proposition de valeur client et la formule de profit définissent respectivement la valeur générée pour le client et celle générée pour la société, tandis que les ressources et les processus clés décrivent la manière dont cette valeur sera fournie à la fois au client et à l’entreprise. Aussi simple qu’il paraisse, la force de ce cadre de travail réside dans les interdépendances complexes entre ses différentes parties. Tout changement majeur apporté à l’un de ces quatre éléments affecte à la fois chacun des autres et le tout. Les entreprises florissantes conçoivent un système plus ou moins stable au sein duquel ces éléments sont connectés de manière cohérente et complémentaire.
Pour savoir si votre société devrait faire évoluer son modèle, Mark W. Johnson, Clayton M. Christensen et Henning Kagermann recommandent de suivre ces trois étapes :
1.Identifiez ce qui fait le succès actuel de votre modèle. Par exemple, quel problème résout-il pour vos clients ? De quelle façon engendre-t-il des rentrées d’argent pour votre entreprise ?
2.Surveillez les signes indiquant que votre modèle doit évoluer, comme l’apparition d’une concurrence accrue.
3.Déterminez s’il vaut la peine de réinventer votre modèle. La réponse n’est positive que si le nouveau modèle transforme votre secteur ou votre marché.
Comment créer un modèle performant ?
Toute entreprise performante s’appuie déjà sur un business model efficace. En identifiant systématiquement chacune des composantes en jeu, ses dirigeants peuvent comprendre de quelle manière le modèle offre une proposition de valeur forte, de façon rentable, grâce à l’utilisation de ressources clés et de processus clés. Une fois ces éléments appréhendés, ils peuvent ensuite juger si le même modèle pourrait convenir à une proposition de valeur client (PVC) radicalement différente et déterminer ce dont ils auraient besoin pour en construire un nouveau, au besoin, pour tirer profit de l’opportunité repérée.
Créer une proposition de valeur client
Impossible d’inventer ou de réinventer un business model sans identifier d’abord une proposition de valeur client claire. Au départ, il s’agit souvent d’une prise de conscience assez simple. Imaginez-vous l’espace d’un instant sur le bord d’une route à Mumbai, un jour de pluie. Vous remarquez le grand nombre de scooters qui slaloment dangereusement entre les voitures. En y regardant de plus près, vous vous rendez compte que des familles entières y sont fréquemment agglutinées – les parents et plusieurs enfants. « C’est fou ! » pensez-vous peut-être de prime abord, ou alors : « C’est comme ça dans les pays en développement : les gens font du mieux qu’ils peuvent. » Quand Ratan Tata, du Groupe Tata, a observé cette même scène, il a identifié un besoin crucial à combler : offrir une alternative plus sûre aux familles à scooter. Il a découvert que la voiture la moins chère en Inde coûtait facilement cinq fois le prix d’un scooter et que de nombreuses familles ne pouvaient pas s’en offrir une. Proposer à ces foyers une alternative abordable, plus sûre et utilisable par tous les temps, constituait une puissante proposition de valeur, qui pouvait potentiellement toucher des dizaines de milliers de gens qui n’avaient jusqu’alors jamais acheté de voiture. Ratan Tata s’est aussi rendu compte que le business model de Tata Motors ne pouvait pas convenir pour développer un tel produit dans la gamme de prix requise.
Dans un tout autre secteur, Hilti, un fabricant d’outils électroportatifs haut de gamme à destination des professionnels de la construction, basé au Liechtenstein, a reconsidéré les véritables besoins d’une grande partie de sa clientèle existante. Un entrepreneur gagne sa vie en faisant aboutir ses projets. Si les outils dont il a besoin sont indisponibles ou ne fonctionnent pas, il ne peut mener à bien ses chantiers. Les entrepreneurs du bâtiment ne gagnent pas d’argent parce qu’ils possèdent leurs outils, mais parce qu’ils les utilisent aussi efficacement que possible. Hilti pouvait aider ses clients en leur vendant non pas des outils, mais l’utilisation de ces outils – autrement dit en gérant pour eux leur stock de matériel, en leur fournissant le meilleur outillage au bon moment et en réalisant rapidement les réparations, remplacements et améliorations nécessaires, en échange d’une cotisation mensuelle. Pour pouvoir concrétiser cette PVC, l’entreprise a dû créer le programme de gestion d’un parc d’outils et transformer son activité en passant de la production et la distribution de produits à une offre de service. Hilti a alors dû imaginer une nouvelle formule de profit et développer des ressources et des processus inédits.
L’atout le plus important d’une proposition de valeur client est la précision : l’offre doit cibler parfaitement le besoin à satisfaire – et rien d’autre. Mais pareille précision est souvent ce qui est le plus difficile à atteindre. Les entreprises qui tentent d’être novatrices négligent souvent de s’attacher à un seul et unique besoin ; elles dispersent leurs efforts en essayant d’en combler plusieurs à la fois. En en visant plusieurs, rien de ce qu’elles font n’est vraiment bien. L’une des façons de créer une proposition de valeur précise est de réfléchir aux quatre barrières les plus courantes qui se dressent entre un individu et la satisfaction de ses besoins : le manque d’argent, le manque d’accès, le manque de compétence ou le manque de temps. L’éditeur de logiciels Intuit a par exemple conçu QuickBooks pour satisfaire, chez les patrons de petites entreprises, le besoin de maintenir leur trésorerie à flot. En répondant à cette attente avec un logiciel comptable grandement simplifié, Intuit a brisé la barrière des compétences qui empêche les dirigeants de TPE sans formation spécifique d’utiliser des logiciels de comptabilité plus complexes. MinuteClinic, avec ses consultations pour des soins classiques au sein des pharmacies américaines, a pour sa part, en proposant des services infirmiers accessibles sans rendez-vous, fait tomber la barrière du temps, à cause de laquelle les individus n’allaient pas chez le médecin pour des problèmes de santé mineurs.
DĂ©finir une formule de profit
Ratan Tata savait que la seule solution qui amènerait une famille à abandonner son scooter pour une voiture était de briser la barrière de l’argent en diminuant drastiquement son prix. « Et si je pouvais changer la donne en fabriquant un véhicule à 100 000 roupies ? » s’est-il interrogé en imaginant un prix d’environ 1 800 euros à l’époque, soit moins de la moitié du prix de la voiture la moins chère du marché. Un prix qui a bien sûr eu un impact considérable sur sa formule de profit, puisqu’il a fallu à la fois réduire significativement les marges brutes et diminuer radicalement de nombreux éléments de la structure des coûts. Mais Tata savait qu’il gagnerait de l’argent en augmentant de façon spectaculaire ses volumes de vente, son marché cible étant potentiellement immense.
Identifier les ressources et processus clés
Une fois qu’elles ont articulé la proposition de valeur offerte à la fois au client et à leur activité, les entreprises doivent ensuite réfléchir aux ressources et aux processus à mettre en œuvre pour produire cette valeur. Par exemple, les ressources clés d’une société de services aux professionnels sont en général ses salariés ; ses processus clés sont donc naturellement liés à eux (formation et évolution, entre autres). Pour une entreprise de biens de consommation, les ressources clés peuvent être des marques fortes et un réseau de distributeurs sélectionnés avec soin, et les processus essentiels, le développement de l’image de marque allié à la gestion dudit réseau.
La plupart du temps, ce ne sont pas tant les ressources et les processus pris isolément qui importent, mais leurs relations les uns avec les autres. Les entreprises auront presque toujours besoin d’agréger leurs ressources et leurs processus clés pour répondre parfaitement aux besoins de certains de leurs clients. En agissant ainsi, elles établissent quasi systématiquement un avantage compétitif durable. Se concentrer d’abord sur la proposition de valeur et sur la formule de profit permet de mettre en évidence la façon dont ces ressources et ces processus doivent être interconnectés. Par exemple, la plupart des centres hospitaliers offrent une proposition de valeur que l’on pourrait résumer ainsi : « Nous ferons tout notre possible, pour tout le monde. » Faire le maximum pour chaque patient suppose que ces établissements disposent d’une vaste gamme de ressources (spécialistes, équipements, etc.), mais celles-ci ne peuvent être combinées les unes aux autres pour créer une offre exclusive. Cela n’entraîne pas seulement un manque de différenciation, mais aussi un certain mécontentement.
Au contraire, un hôpital qui se concentre sur une proposition de valeur spécifique peut agréger ses ressources et ses processus d’une façon unique qui satisfasse sa clientèle. Le National Jewish Health de Denver, par exemple, s’organise autour d’une proposition de valeur que nous définirons comme : « Si vous avez une infection du système pulmonaire, venez chez nous. Nous définirons son origine et vous prescrirons un traitement efficace. » Réduire son champ d’action a permis à cet hôpital de développer des processus qui permettent aux spécialistes d’utiliser au mieux les équipements spécifiques.
Pour répondre aux exigences de la proposition de valeur et de la formule de profit de la Nano, Tata Motors a dû revoir la façon dont l’entreprise concevait, produisait et distribuait ses voitures. Elle a monté pour cela une petite équipe d’ingénieurs relativement jeunes, qui ne seraient donc pas, contrairement à ses designers plus expérimentés, influencés ou limités dans leur réflexion par les formules de profit existantes du constructeur automobile. Cette équipe a drastiquement diminué le nombre de pièces du véhicule, entraînant des économies significatives. Tata a également revu sa stratégie en matière d’approvisionnement et a choisi de sous-traiter pas moins de 85 % des composants de la Nano et de faire appel à 60 % de fournisseurs de moins que d’habitude, afin de réduire ses coûts de transactions et réaliser de meilleures économies d’échelle. À l’autre extrémité de sa chaîne de production, Tata a imaginé une toute nouvelle manière d’assembler et de distribuer ses voitures. Le principe ? Expédier les différents modules du véhicule à un réseau d’usines d’assemblage (filiales du groupe ou sociétés indépendantes) qui les construisent à la demande. La Nano est donc conçue, construite, distribuée et entretenue d’une manière radicalement inédite, et tout cela aurait été impossible à réaliser sans un nouveau business model.
Pour Hilti, le plus grand défi était de former ses forces de vente à une activité radicalement nouvelle. La gestion d’un parc d’outils n’a rien à voir avec une vente effectuée en trente minutes : il faut des jours, des semaines voire des mois pour persuader les clients d’acheter non plus un produit mais un service. Du jour au lendemain, les VRP, habitués à s’entretenir avec des chefs d’équipe et des responsables achats dans des caravanes de chantier, se sont retrouvés installés dans des salles de réunion à regarder des P-DG et des directeurs financiers dans le blanc des yeux. En outre, le leasing exigeait de nouvelles ressources – de nouveaux collaborateurs, des systèmes informatiques plus robustes et d’autres nouvelles technologies – pour concevoir et développer des offres de services appropriées, puis se mettre d’accord sur le montant des cotisations mensuelles. Hilti avait besoin d’un processus permettant de gérer son vaste arsenal d’outils de façon plus efficace et moins onéreuse que ne pouvaient le gérer ses clients. Ce qui impliquait des entrepôts, un système de gestion des stocks et des réserves d’outils de remplacement. Quant à la relation client, Hilti a développé un site Web sur lequel les responsables de chantier visualisent tous les outils du catalogue et leurs taux d’utilisation. Grâce à la facilité d’accès à ces informations, les managers ont pu aisément faire face aux frais comptables liés à ces actifs. Hilti devait déplacer des actifs depuis le bilan de ses clients vers le sien.
Hilti évite en outre la banalisation de ses produits. Hilti a capitalisé sur une opportunité qui pourrait changer la donne en accroissant sa rentabilité : faire de ses produits un service. Au lieu de vendre des outils (à des prix de plus en plus bas), l’entreprise vend la possibilité d’utiliser le bon outil au bon moment, sans que le client ait à se préoccuper de sa maintenance ou de son stockage. Un changement de proposition de valeur client aussi radical impliquait une transformation de toutes les composantes de son business model :
ENTREPRISE TRADITIONNELLE DE VENTE D’OUTILS ÉLECTROPORTATIFS | SERVICE DE GESTION DU PARC D’OUTILS DE L’ENTREPRISE HILTI | |
Vente de matériel et d’accessoires électroportatifs professionnels et industriels | Proposition de valeur pour le client | Location d’un parc d’outils global en vue d’accroître la productivité des entrepreneurs sur leurs chantiers |
Marges faibles, rotation des stocks élevée | Formule de profit | Marges plus élevées, poids élevés des actifs, paiements mensuels pour la maintenance, la réparation et le remplacement des outils |
Réseau de distribution, centres de production low-cost dans des pays émergents, R & D | Ressources et processus clés | Relation directe et intense avec le client, gestion contractuelle, systèmes informatiques de gestion des stocks et des réparations, stockage |
Quand un nouveau business model est-il nécessaire ?
Les entreprises établies feraient bien de ne pas prendre à la légère la refonte de leur business model. Il leur est souvent possible de créer des produits qui les démarquent de leurs concurrents sans en changer radicalement. Le groupe Procter & Gamble, par exemple, a développé un certain nombre de ce qu’il appelle des « innovations de marché disruptives », avec des produits comme ses lingettes attrape-poussières jetables Swiffer ou son désodorisant d’atmosphère Febreze. Ces deux innovations s’appuient sur le business model existant de P & G et sur sa domination sur le marché des articles ménagers. Néanmoins, la création d’une nouvelle source de croissance nécessite parfois de s’aventurer non seulement sur un segment de marché inconnu mais également dans un nouveau genre de business model. Quand ? Pour faire simple, « quand des changements significatifs doivent être apportés à chacun des quatre éléments de votre modèle existant ». Mais les choses ne sont pas toujours si simples. Le bon sens managérial est nécessaire. Les auteurs ont étudié cinq situations stratégiques qui requièrent souvent un changement de business model :
1. L’opportunité de répondre, par le biais d’une innovation de rupture, aux besoins de vastes groupes de clients potentiels n’ayant pas accès aux solutions existantes, qui sont pour eux trop chères ou trop compliquées. Cela comprend l’opportunité de démocratiser certains produits dans les marchés émergents (ou d’atteindre le bas de la pyramide), comme le fait la Nano du groupe Tata.
2. L’opportunité de capitaliser sur une technologie radicalement nouvelle en l’accompagnant d’un business model flambant neuf (Apple et ses lecteurs mp3) ou l’opportunité de tirer profit d’une technologie éprouvée en l’important sur un tout nouveau marché (c’est le cas par exemple des technologies militaires intégrées au monde civil et vice-versa).
3. L’opportunité de mettre l’accent sur un besoin qui n’avait pas encore émergé. C’est courant dans les secteurs où les entreprises se concentrent sur certains produits ou segments de clientèle, les amenant à affiner toujours plus les produits existants, ce qui aboutit à leur banalisation. Cet accent porté sur le besoin permet aux entreprises de redéfinir la rentabilité de leur secteur. Par exemple, quand FedEx a pénétré le marché de la livraison de colis, elle n’a pas cherché à rivaliser avec ses concurrents grâce à des petits prix et un meilleur marketing. À l’inverse, elle s’est attachée à satisfaire un besoin que personne ne comblait encore, à savoir assurer des livraisons plus loin, plus vite, et de manière plus fiable ; ce qu’aucun service n’offrait à l’époque. Pour ce faire, elle a dû articuler ses processus et ressources clés plus efficacement. Le business model qui résulte de l’accent mis sur ce besoin non satisfait a donné à FedEx un avantage compétitif majeur qu’UPS a mis des années à copier.
4. Le besoin de se défendre contre des innovations de rupture d’entrée de gamme. En cas de succès, la Nano menacera d’autres fabricants automobiles, exactement comme les petites aciéries ont menacé les grandes aciéries intégrées une génération plus tôt en produisant de l’acier à moindre coût.
5. Le besoin de réagir à l’évolution de son environnement concurrentiel. Inévitablement, ce qui définit une solution acceptable sur un marché donné change au fil du temps, et amène certains segments de marché fondamentaux à se transformer.
Bien sûr, les entreprises ne devraient pas commencer à réinventer leur business model sans être certaines que l’opportunité est suffisamment importante pour en valoir le coup. Les règles, normes et indicateurs chiffrés sont souvent les derniers éléments à émerger lors du développement d’un business model. Ils ne sont pas toujours complètement pris en compte jusqu’à ce que le nouveau produit ou service ait été expérimenté. Et ils n’ont pas à l’être : les business models doivent être suffisamment souples pour pouvoir évoluer au cours des premières années. Et il est absolument inutile d’instituer un nouveau modèle, à moins qu’il ne soit non seulement nouveau pour l’entreprise, mais aussi nouveau voire révolutionnaire pour le secteur ou le marché. Faire autrement serait une perte de temps et d’argent.
Les questions suivantes vous aideront à évaluer si ce défi qu’est l’instauration d’un business model novateur générera des résultats acceptables. Répondre « oui » à chacune de ces quatre questions augmentera vos chances de réussir sa mise en œuvre :
- Pouvez-vous répondre au plus juste au besoin identifié grâce à une proposition de valeur ciblée et attractive pour le consommateur ?
- Pouvez-vous concevoir un système dans lequel les quatre éléments – la proposition de valeur proposée au client, la formule de profit, les ressources clés et les processus clés – s’articulent de façon à répondre à ce besoin le plus efficacement possible ?
- Pouvez-vous créer un nouveau processus de développement de cette activité sans qu’il soit entravé par l’influence souvent négative de votre cœur de métier ?
- Ce nouveau business model viendra-t-il bouleverser vos concurrents ?
Créer un nouveau modèle pour une nouvelle activité ne signifie pas que l’existant est menacé ou doit changer. Un nouveau modèle vient souvent renforcer et compléter le cœur de métier. Les auteurs concluent sur l’ingrédient secret : la patience. En général, les nouvelles activités qui réussissent revoient leur business model environ quatre fois avant d’atteindre la rentabilité. Même si un processus bien pensé d’innovation de business model peut raccourcir ce cycle, les entreprises établies doivent, pour réussir, tolérer les échecs initiaux et comprendre la nécessité d’ajuster leur feuille de route. À vrai dire, les entreprises doivent porter autant d’attention à l’apprentissage et à l’ajustement qu’à la mise en œuvre. Johnson, Kagermann et Christensen recommandent à celles qui instaurent un nouveau business model de se montrer patientes en ce qui concerne la croissance (pour permettre à leur opportunité de marché de se déployer), mais impatientes en ce qui concerne les bénéfices (afin de vérifier rapidement que le modèle fonctionne). Une activité rentable est la meilleure preuve précoce de la viabilité d’un modèle.
Les entreprises établies essaient souvent de générer une croissance transformatrice en innovant en matière de produits ou de technologies. Leurs efforts se caractérisent généralement par des cycles de développement prolongés et quelques tentatives sporadiques de détection de nouveaux marchés. Comme le suggère la success story de l’iPod, avec laquelle nous avons commencé cet article, les initiatives qui transforment une entreprise ne sont jamais exclusivement liées à la découverte et à la commercialisation d’une technologie novatrice. Le succès est dû à l’accompagnement de ladite technologie par un business model puissant et adapté.