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(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)

Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples Ă  mettre en Ĺ“uvre, des livres de rĂ©fĂ©rence et des numĂ©ros spĂ©ciaux, les musts, qui dĂ©clinent une thĂ©matique en plusieurs articles rĂ©digĂ©s par les meilleurs experts en management, RH ou stratĂ©gie. Ce premier volet de la sĂ©rie des Cahiers est ainsi consacrĂ© Ă  un sujet crucial pour toutes les entreprises en quĂŞte de sens dans un monde turbulent : la stratĂ©gie. Les articles sĂ©lectionnĂ©s pour ce « must Â» sont huit incontournables pour guider votre rĂ©flexion et prĂ©ciser vos choix stratĂ©giques, toujours aisĂ©ment applicables Ă  l’entreprise-cabinet, rĂ©digĂ©s par les meilleurs spĂ©cialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratĂ©gie ? Â» jusqu’à sa mise en Ĺ“uvre.

III. RĂ©inventer votre business model (Johnson, Kagermann & Christensen)

En 2003, Apple prĂ©sentait l’iPod et l’iTunes Store, rĂ©volutionnait le divertissement mobile, crĂ©ait un nouveau marchĂ© et transformait l’entreprise elle-mĂŞme. En trois ans seulement, le combo iPod/iTunes devenait un produit Ă  10 milliards de dollars reprĂ©sentant presque la moitiĂ© des revenus d’Apple. La capitalisation boursière de la sociĂ©tĂ© bondissait, passant d’environ 1 milliard de dollars en 2003 Ă  150 milliards Ă  la fin de l’annĂ©e 2007. Cette success story est bien connue. Ce qui l’est moins, c’est qu’Apple n’était pas la première entreprise Ă  s’aventurer sur le marchĂ© des lecteurs de musique numĂ©rique. Diamond Multimedia avait dĂ©jĂ  lancĂ© le Rio en 1998 ; et Best Data, le Cabo 64 en 2000 – deux produits portatifs et Ă©lĂ©gants qui fonctionnaient bien. Alors pourquoi est-ce l’iPod qui a rĂ©ussi, plutĂ´t que le Rio ou le Cabo ?

Intelligemment, Apple ne s’est pas contentĂ©e d’emballer une technologie originale dans un design chic : elle a enrobĂ© sa technologie novatrice d’un excellent business model. La vĂ©ritable innovation d’Apple a Ă©tĂ© de rendre le tĂ©lĂ©chargement de musique numĂ©rique facile et pratique. Pour ce faire, l’entreprise a bâti un modèle rĂ©volutionnaire combinant hardware, software et service. Cette approche fonctionne Ă  l’inverse du cĂ©lèbre modèle des lames et des rasoirs Gillette : au fond, Apple a subordonnĂ© le « cadeau Â» des « lames Â» (les musiques de l’iTunes Store, sur lesquelles les marges sont faibles) Ă  l’achat du « rasoir Â» (l’iPod, Ă  forte marge). Ce modèle a crĂ©Ă© une proposition de valeur inĂ©dite et a changĂ© les règles du jeu sur le marchĂ© de la musique numĂ©rique.

Les innovations en matière de business model ont refaçonnĂ© des pans entiers de certains secteurs d’activitĂ© et ont redistribuĂ© des milliards de dollars. Des dĂ©taillants comme Walmart ou Target, qui ont pĂ©nĂ©trĂ© le marchĂ© avec des business models novateurs, reprĂ©sentent aujourd’hui 75 % de la valeur totale du secteur de la vente au dĂ©tail. Anecdotiques Ă  leurs dĂ©buts, les compagnies aĂ©riennes low-cost des Etats-Unis reprĂ©sentent aujourd’hui 55 % de la valeur du secteur des transports. Sur 27 entreprises nĂ©es au cours du dernier quart de siècle et ayant rejoint, ces dix dernières annĂ©es, le classement Fortune 500, 11 y sont parvenues grâce Ă  des business models innovants.

Cependant, de telles innovations en matière de business model sont rares chez les acteurs Ă©tablis comme Apple. L’analyse des principales innovations menĂ©es au cours de la dernière dĂ©cennie par des sociĂ©tĂ©s existantes montre que très peu d’entre elles ont trait Ă  leur business model. Une enquĂŞte de l’American Management Association a Ă©tabli que 10 % seulement des investissements consacrĂ©s Ă  l’innovation par les entreprises internationales s’attachaient Ă  dĂ©velopper de nouveaux business models. Pourtant, tout le monde en parle. En 2005, une Ă©tude menĂ©e par l’Economist Intelligence Unit rĂ©vĂ©lait que plus de 50 % des dirigeants estimaient que, pour rĂ©ussir, les innovations en matière de business model allaient devenir plus importantes que les innovations de produit ou de service. Une Ă©tude IBM auprès de ses directeurs gĂ©nĂ©raux prĂ©sentait en 2008 des rĂ©sultats similaires : près de la moitiĂ© des dirigeants interrogĂ©s Ă©voquaient le besoin d’adapter leur business model et plus des deux tiers jugeaient que des transformations considĂ©rables s’imposaient. Et, en ces temps Ă©conomiques difficiles, certains patrons se penchent dĂ©jĂ  sur la manière de faire Ă©voluer leur business model pour mieux faire face aux changements constants rencontrĂ©s dans leurs secteurs d’activitĂ©.

Les cadres dirigeants des entreprises bien Ă©tablies se trouvent donc confrontĂ©s Ă  une question frustrante : pourquoi est-il si difficile de mener Ă  bien le regain de croissance que les innovations apportĂ©es aux business models peuvent gĂ©nĂ©rer ? Les recherches des trois auteurs mettent l’accent sur deux problèmes. Le premier est un manque de dĂ©finition : très peu d’études ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es sur les dynamiques et les processus Ă  l’œuvre dans le dĂ©veloppement des business models. Deuxièmement, peu d’entreprises comprennent suffisamment bien leur business model existant (son postulat de dĂ©part, ses interdĂ©pendances naturelles, ses forces et ses faiblesses). Elles ignorent donc quand tirer profit de leur cĹ“ur de mĂ©tier et quand opter pour un nouveau business model.

Après avoir abordĂ© ces difficultĂ©s avec des douzaines d’entreprises, les auteurs ont dĂ©couvert que les nouveaux modèles s’avèrent souvent peu attractifs, au dĂ©part, aux yeux des diffĂ©rentes parties prenantes – aussi bien en interne qu’en externe. Pour percevoir, au-delĂ  de l’existant, le champ des possibles, les entreprises ont besoin d’une feuille de route. La leur est constituĂ©e de trois Ă©tapes simples. La première consiste Ă  comprendre que, pour rĂ©ussir, il faut commencer par ne pas du tout penser aux business models. Il faut commencer par penser Ă  l’opportunitĂ© de satisfaire un consommateur bien rĂ©el, avec un besoin bien rĂ©el. La deuxième Ă©tape suppose la construction d’un schĂ©ma qui mette Ă  plat la manière dont votre sociĂ©tĂ©, votre cabinet satisfera ce besoin de façon rentable. Ce schĂ©ma comporte quatre Ă©lĂ©ments. La troisième Ă©tape nĂ©cessite de comparer celui-ci Ă  votre fonctionnement existant, afin de dĂ©terminer l’ampleur des changements Ă  effectuer pour pouvoir saisir l’opportunitĂ© dĂ©finie.

Qu’est-ce qu’un business model ?

Selon Johnson, Kagermann et Christensen, un business model se compose de quatre éléments interconnectés qui, ensemble, créent et fournissent de la valeur, le point le plus important pour que le modèle fonctionne correctement étant de loin le premier

La proposition de valeur client (PVC)

Une entreprise prospère est une entreprise qui a trouvĂ© un moyen d’offrir de la valeur Ă  ses clients, c’est-Ă -dire un moyen de les aider Ă  combler un besoin important. Par « besoin Â», nous entendons un problème fondamental, dans une situation donnĂ©e, qui nĂ©cessite une solution. Une fois le besoin compris dans toutes ses dimensions – dont le processus global Ă  mettre en Ĺ“uvre pour y rĂ©pondre â€“ on peut alors concevoir une offre. Plus le besoin est important pour le consommateur et moins celui-ci est satisfait par les solutions existantes chargĂ©es d’y rĂ©pondre ; plus votre solution est supĂ©rieure aux alternatives existantes (et, bien sĂ»r, plus votre prix est bas), plus votre PVC est bonne. Les opportunitĂ©s de crĂ©er une PVC sont Ă  leur apogĂ©e quand les produits et services alternatifs n’ont pas Ă©tĂ© rĂ©ellement pensĂ©s en fonction du besoin et quand vous-mĂŞme avez la capacitĂ© de concevoir une proposition qui rĂ©ponde Ă  la perfection Ă  ce besoin – et Ă  lui seul.

La formule de profit

La formule de profit est le schĂ©ma qui dĂ©finit la manière dont l’entreprise crĂ©e de la valeur pour elle-mĂŞme tout en offrant de la valeur au consommateur. Elle se compose des Ă©lĂ©ments suivants :

  • Le modèle de revenus : prix x volume.
  • La structure de coĂ»ts : coĂ»ts directs et indirects, Ă©conomies d’échelle. La structure de coĂ»ts repose essentiellement sur le coĂ»t des ressources clĂ©s que requiert le business model.
  • Le modèle de marge : contribution de chaque transaction nĂ©cessaire pour atteindre les bĂ©nĂ©fices souhaitĂ©s, en tenant compte des volumes attendus et de la structure de coĂ»ts.
  • La vĂ©locitĂ© des ressources : vitesse Ă  laquelle doit ĂŞtre mise en Ĺ“uvre la rotation des stocks, des actifs, immobilisĂ©s ou autres – et, de façon gĂ©nĂ©rale, de quelle manière utiliser au mieux ces ressources pour atteindre les volumes attendus et rĂ©aliser les bĂ©nĂ©fices estimĂ©s.

Les gens s’imaginent souvent que les termes « formule de profit Â» et « business model Â» sont interchangeables. Mais la manière dont vous rĂ©alisez des bĂ©nĂ©fices n’est qu’un des aspects de votre modèle. Il est plus efficace de commencer par Ă©tablir le prix de la proposition de valeur client puis de rĂ©flĂ©chir Ă  rebours afin de dĂ©terminer quels doivent ĂŞtre les coĂ»ts variables et les marges brutes. Ceci permet ensuite de dĂ©terminer la taille et la vĂ©locitĂ© des ressources pour atteindre les bĂ©nĂ©fices souhaitĂ©s.

Les ressources clés

Les ressources clĂ©s sont les actifs : salariĂ©s, technologies, produits, installations, Ă©quipements, rĂ©seaux et marques, grâce auxquels votre PVC atteint votre cible. Il faut ici se concentrer sur les Ă©lĂ©ments clĂ©s qui crĂ©ent de la valeur pour le consommateur comme pour l’entreprise et sur la façon dont ces Ă©lĂ©ments interagissent entre eux (toutes les entreprises ont aussi des ressources gĂ©nĂ©riques qui ne crĂ©ent pas d’avantage compĂ©titif).

Les processus clés

Les entreprises prospères ont des processus opérationnels et managériaux qui leur permettent de produire de la valeur d’une manière qui puisse être reproduite et développée avec succès. Ces processus peuvent inclure des tâches récurrentes comme la formation, le développement, la production, la budgétisation, la planification, la commercialisation et la maintenance. Les processus clés d’une entreprise regroupent également ses règles de fonctionnement, ses indicateurs chiffrés et ses normes.

Ces quatre Ă©lĂ©ments sont les fondations de toute entreprise. La proposition de valeur client et la formule de profit dĂ©finissent respectivement la valeur gĂ©nĂ©rĂ©e pour le client et celle gĂ©nĂ©rĂ©e pour la sociĂ©tĂ©, tandis que les ressources et les processus clĂ©s dĂ©crivent la manière dont cette valeur sera fournie Ă  la fois au client et Ă  l’entreprise. Aussi simple qu’il paraisse, la force de ce cadre de travail rĂ©side dans les interdĂ©pendances complexes entre ses diffĂ©rentes parties. Tout changement majeur apportĂ© Ă  l’un de ces quatre Ă©lĂ©ments affecte Ă  la fois chacun des autres et le tout. Les entreprises florissantes conçoivent un système plus ou moins stable au sein duquel ces Ă©lĂ©ments sont connectĂ©s de manière cohĂ©rente et complĂ©mentaire.

Pour savoir si votre sociĂ©tĂ© devrait faire Ă©voluer son modèle, Mark W. Johnson, Clayton M. Christensen et Henning Kagermann recommandent de suivre ces trois Ă©tapes :

1.Identifiez ce qui fait le succès actuel de votre modèle. Par exemple, quel problème rĂ©sout-il pour vos clients ? De quelle façon engendre-t-il des rentrĂ©es d’argent pour votre entreprise ?

2.Surveillez les signes indiquant que votre modèle doit évoluer, comme l’apparition d’une concurrence accrue.

3.Déterminez s’il vaut la peine de réinventer votre modèle. La réponse n’est positive que si le nouveau modèle transforme votre secteur ou votre marché.

Comment crĂ©er un modèle performant ?

Toute entreprise performante s’appuie déjà sur un business model efficace. En identifiant systématiquement chacune des composantes en jeu, ses dirigeants peuvent comprendre de quelle manière le modèle offre une proposition de valeur forte, de façon rentable, grâce à l’utilisation de ressources clés et de processus clés. Une fois ces éléments appréhendés, ils peuvent ensuite juger si le même modèle pourrait convenir à une proposition de valeur client (PVC) radicalement différente et déterminer ce dont ils auraient besoin pour en construire un nouveau, au besoin, pour tirer profit de l’opportunité repérée.

Créer une proposition de valeur client

Impossible d’inventer ou de rĂ©inventer un business model sans identifier d’abord une proposition de valeur client claire. Au dĂ©part, il s’agit souvent d’une prise de conscience assez simple. Imaginez-vous l’espace d’un instant sur le bord d’une route Ă  Mumbai, un jour de pluie. Vous remarquez le grand nombre de scooters qui slaloment dangereusement entre les voitures. En y regardant de plus près, vous vous rendez compte que des familles entières y sont frĂ©quemment agglutinĂ©es – les parents et plusieurs enfants. « C’est fou ! Â» pensez-vous peut-ĂŞtre de prime abord, ou alors : « C’est comme ça dans les pays en dĂ©veloppement : les gens font du mieux qu’ils peuvent. Â» Quand Ratan Tata, du Groupe Tata, a observĂ© cette mĂŞme scène, il a identifiĂ© un besoin crucial Ă  combler : offrir une alternative plus sĂ»re aux familles Ă  scooter. Il a dĂ©couvert que la voiture la moins chère en Inde coĂ»tait facilement cinq fois le prix d’un scooter et que de nombreuses familles ne pouvaient pas s’en offrir une. Proposer Ă  ces foyers une alternative abordable, plus sĂ»re et utilisable par tous les temps, constituait une puissante proposition de valeur, qui pouvait potentiellement toucher des dizaines de milliers de gens qui n’avaient jusqu’alors jamais achetĂ© de voiture. Ratan Tata s’est aussi rendu compte que le business model de Tata Motors ne pouvait pas convenir pour dĂ©velopper un tel produit dans la gamme de prix requise.

Dans un tout autre secteur, Hilti, un fabricant d’outils Ă©lectroportatifs haut de gamme Ă  destination des professionnels de la construction, basĂ© au Liechtenstein, a reconsidĂ©rĂ© les vĂ©ritables besoins d’une grande partie de sa clientèle existante. Un entrepreneur gagne sa vie en faisant aboutir ses projets. Si les outils dont il a besoin sont indisponibles ou ne fonctionnent pas, il ne peut mener Ă  bien ses chantiers. Les entrepreneurs du bâtiment ne gagnent pas d’argent parce qu’ils possèdent leurs outils, mais parce qu’ils les utilisent aussi efficacement que possible. Hilti pouvait aider ses clients en leur vendant non pas des outils, mais l’utilisation de ces outils – autrement dit en gĂ©rant pour eux leur stock de matĂ©riel, en leur fournissant le meilleur outillage au bon moment et en rĂ©alisant rapidement les rĂ©parations, remplacements et amĂ©liorations nĂ©cessaires, en Ă©change d’une cotisation mensuelle. Pour pouvoir concrĂ©tiser cette PVC, l’entreprise a dĂ» crĂ©er le programme de gestion d’un parc d’outils et transformer son activitĂ© en passant de la production et la distribution de produits Ă  une offre de service. Hilti a alors dĂ» imaginer une nouvelle formule de profit et dĂ©velopper des ressources et des processus inĂ©dits.

L’atout le plus important d’une proposition de valeur client est la prĂ©cision : l’offre doit cibler parfaitement le besoin Ă  satisfaire – et rien d’autre. Mais pareille prĂ©cision est souvent ce qui est le plus difficile Ă  atteindre. Les entreprises qui tentent d’être novatrices nĂ©gligent souvent de s’attacher Ă  un seul et unique besoin ; elles dispersent leurs efforts en essayant d’en combler plusieurs Ă  la fois. En en visant plusieurs, rien de ce qu’elles font n’est vraiment bien. L’une des façons de crĂ©er une proposition de valeur prĂ©cise est de rĂ©flĂ©chir aux quatre barrières les plus courantes qui se dressent entre un individu et la satisfaction de ses besoins : le manque d’argent, le manque d’accès, le manque de compĂ©tence ou le manque de temps. L’éditeur de logiciels Intuit a par exemple conçu QuickBooks pour satisfaire, chez les patrons de petites entreprises, le besoin de maintenir leur trĂ©sorerie Ă  flot. En rĂ©pondant Ă  cette attente avec un logiciel comptable grandement simplifiĂ©, Intuit a brisĂ© la barrière des compĂ©tences qui empĂŞche les dirigeants de TPE sans formation spĂ©cifique d’utiliser des logiciels de comptabilitĂ© plus complexes. MinuteClinic, avec ses consultations pour des soins classiques au sein des pharmacies amĂ©ricaines, a pour sa part, en proposant des services infirmiers accessibles sans rendez-vous, fait tomber la barrière du temps, Ă  cause de laquelle les individus n’allaient pas chez le mĂ©decin pour des problèmes de santĂ© mineurs.

DĂ©finir une formule de profit

Ratan Tata savait que la seule solution qui amènerait une famille Ă  abandonner son scooter pour une voiture Ă©tait de briser la barrière de l’argent en diminuant drastiquement son prix. « Et si je pouvais changer la donne en fabriquant un vĂ©hicule Ă  100 000 roupies ? Â» s’est-il interrogĂ© en imaginant un prix d’environ 1 800 euros Ă  l’époque, soit moins de la moitiĂ© du prix de la voiture la moins chère du marchĂ©. Un prix qui a bien sĂ»r eu un impact considĂ©rable sur sa formule de profit, puisqu’il a fallu Ă  la fois rĂ©duire significativement les marges brutes et diminuer radicalement de nombreux Ă©lĂ©ments de la structure des coĂ»ts. Mais Tata savait qu’il gagnerait de l’argent en augmentant de façon spectaculaire ses volumes de vente, son marchĂ© cible Ă©tant potentiellement immense.

Identifier les ressources et processus clés

Une fois qu’elles ont articulĂ© la proposition de valeur offerte Ă  la fois au client et Ă  leur activitĂ©, les entreprises doivent ensuite rĂ©flĂ©chir aux ressources et aux processus Ă  mettre en Ĺ“uvre pour produire cette valeur. Par exemple, les ressources clĂ©s d’une sociĂ©tĂ© de services aux professionnels sont en gĂ©nĂ©ral ses salariĂ©s ; ses processus clĂ©s sont donc naturellement liĂ©s Ă  eux (formation et Ă©volution, entre autres). Pour une entreprise de biens de consommation, les ressources clĂ©s peuvent ĂŞtre des marques fortes et un rĂ©seau de distributeurs sĂ©lectionnĂ©s avec soin, et les processus essentiels, le dĂ©veloppement de l’image de marque alliĂ© Ă  la gestion dudit rĂ©seau.

La plupart du temps, ce ne sont pas tant les ressources et les processus pris isolĂ©ment qui importent, mais leurs relations les uns avec les autres. Les entreprises auront presque toujours besoin d’agrĂ©ger leurs ressources et leurs processus clĂ©s pour rĂ©pondre parfaitement aux besoins de certains de leurs clients. En agissant ainsi, elles Ă©tablissent quasi systĂ©matiquement un avantage compĂ©titif durable. Se concentrer d’abord sur la proposition de valeur et sur la formule de profit permet de mettre en Ă©vidence la façon dont ces ressources et ces processus doivent ĂŞtre interconnectĂ©s. Par exemple, la plupart des centres hospitaliers offrent une proposition de valeur que l’on pourrait rĂ©sumer ainsi : « Nous ferons tout notre possible, pour tout le monde. Â» Faire le maximum pour chaque patient suppose que ces Ă©tablissements disposent d’une vaste gamme de ressources (spĂ©cialistes, Ă©quipements, etc.), mais celles-ci ne peuvent ĂŞtre combinĂ©es les unes aux autres pour crĂ©er une offre exclusive. Cela n’entraĂ®ne pas seulement un manque de diffĂ©renciation, mais aussi un certain mĂ©contentement.

Au contraire, un hĂ´pital qui se concentre sur une proposition de valeur spĂ©cifique peut agrĂ©ger ses ressources et ses processus d’une façon unique qui satisfasse sa clientèle. Le National Jewish Health de Denver, par exemple, s’organise autour d’une proposition de valeur que nous dĂ©finirons comme : « Si vous avez une infection du système pulmonaire, venez chez nous. Nous dĂ©finirons son origine et vous prescrirons un traitement efficace. Â» RĂ©duire son champ d’action a permis Ă  cet hĂ´pital de dĂ©velopper des processus qui permettent aux spĂ©cialistes d’utiliser au mieux les Ă©quipements spĂ©cifiques.

Pour rĂ©pondre aux exigences de la proposition de valeur et de la formule de profit de la Nano, Tata Motors a dĂ» revoir la façon dont l’entreprise concevait, produisait et distribuait ses voitures. Elle a montĂ© pour cela une petite Ă©quipe d’ingĂ©nieurs relativement jeunes, qui ne seraient donc pas, contrairement Ă  ses designers plus expĂ©rimentĂ©s, influencĂ©s ou limitĂ©s dans leur rĂ©flexion par les formules de profit existantes du constructeur automobile. Cette Ă©quipe a drastiquement diminuĂ© le nombre de pièces du vĂ©hicule, entraĂ®nant des Ă©conomies significatives. Tata a Ă©galement revu sa stratĂ©gie en matière d’approvisionnement et a choisi de sous-traiter pas moins de 85 % des composants de la Nano et de faire appel Ă  60 % de fournisseurs de moins que d’habitude, afin de rĂ©duire ses coĂ»ts de transactions et rĂ©aliser de meilleures Ă©conomies d’échelle. Ă€ l’autre extrĂ©mitĂ© de sa chaĂ®ne de production, Tata a imaginĂ© une toute nouvelle manière d’assembler et de distribuer ses voitures. Le principe ? ExpĂ©dier les diffĂ©rents modules du vĂ©hicule Ă  un rĂ©seau d’usines d’assemblage (filiales du groupe ou sociĂ©tĂ©s indĂ©pendantes) qui les construisent Ă  la demande. La Nano est donc conçue, construite, distribuĂ©e et entretenue d’une manière radicalement inĂ©dite, et tout cela aurait Ă©tĂ© impossible Ă  rĂ©aliser sans un nouveau business model.

Pour Hilti, le plus grand dĂ©fi Ă©tait de former ses forces de vente Ă  une activitĂ© radicalement nouvelle. La gestion d’un parc d’outils n’a rien Ă  voir avec une vente effectuĂ©e en trente minutes : il faut des jours, des semaines voire des mois pour persuader les clients d’acheter non plus un produit mais un service. Du jour au lendemain, les VRP, habituĂ©s Ă  s’entretenir avec des chefs d’équipe et des responsables achats dans des caravanes de chantier, se sont retrouvĂ©s installĂ©s dans des salles de rĂ©union Ă  regarder des P-DG et des directeurs financiers dans le blanc des yeux. En outre, le leasing exigeait de nouvelles ressources – de nouveaux collaborateurs, des systèmes informatiques plus robustes et d’autres nouvelles technologies â€“ pour concevoir et dĂ©velopper des offres de services appropriĂ©es, puis se mettre d’accord sur le montant des cotisations mensuelles. Hilti avait besoin d’un processus permettant de gĂ©rer son vaste arsenal d’outils de façon plus efficace et moins onĂ©reuse que ne pouvaient le gĂ©rer ses clients. Ce qui impliquait des entrepĂ´ts, un système de gestion des stocks et des rĂ©serves d’outils de remplacement. Quant Ă  la relation client, Hilti a dĂ©veloppĂ© un site Web sur lequel les responsables de chantier visualisent tous les outils du catalogue et leurs taux d’utilisation. Grâce Ă  la facilitĂ© d’accès Ă  ces informations, les managers ont pu aisĂ©ment faire face aux frais comptables liĂ©s Ă  ces actifs. Hilti devait dĂ©placer des actifs depuis le bilan de ses clients vers le sien.

Hilti Ă©vite en outre la banalisation de ses produits. Hilti a capitalisĂ© sur une opportunitĂ© qui pourrait changer la donne en accroissant sa rentabilitĂ© : faire de ses produits un service. Au lieu de vendre des outils (Ă  des prix de plus en plus bas), l’entreprise vend la possibilitĂ© d’utiliser le bon outil au bon moment, sans que le client ait Ă  se prĂ©occuper de sa maintenance ou de son stockage. Un changement de proposition de valeur client aussi radical impliquait une transformation de toutes les composantes de son business model :

ENTREPRISE TRADITIONNELLE DE VENTE D’OUTILS ÉLECTROPORTATIFS SERVICE DE GESTION DU PARC D’OUTILS DE L’ENTREPRISE HILTI
Vente de matériel et d’accessoires électroportatifs professionnels et industrielsProposition de valeur pour le clientLocation d’un parc d’outils global en vue d’accroître la productivité des entrepreneurs sur leurs chantiers
Marges faibles, rotation des stocks élevéeFormule de profitMarges plus élevées, poids élevés des actifs, paiements mensuels pour la maintenance, la réparation et le remplacement des outils
RĂ©seau de distribution, centres de production low-cost dans des pays Ă©mergents, R & DRessources et processus clĂ©sRelation directe et intense avec le client, gestion contractuelle, systèmes informatiques de gestion des stocks et des rĂ©parations, stockage

Quand un nouveau business model est-il nĂ©cessaire ?

Les entreprises Ă©tablies feraient bien de ne pas prendre Ă  la lĂ©gère la refonte de leur business model. Il leur est souvent possible de crĂ©er des produits qui les dĂ©marquent de leurs concurrents sans en changer radicalement. Le groupe Procter & Gamble, par exemple, a dĂ©veloppĂ© un certain nombre de ce qu’il appelle des « innovations de marchĂ© disruptives Â», avec des produits comme ses lingettes attrape-poussières jetables Swiffer ou son dĂ©sodorisant d’atmosphère Febreze. Ces deux innovations s’appuient sur le business model existant de P & G et sur sa domination sur le marchĂ© des articles mĂ©nagers. NĂ©anmoins, la crĂ©ation d’une nouvelle source de croissance nĂ©cessite parfois de s’aventurer non seulement sur un segment de marchĂ© inconnu mais Ă©galement dans un nouveau genre de business model. Quand ? Pour faire simple, « quand des changements significatifs doivent ĂŞtre apportĂ©s Ă  chacun des quatre Ă©lĂ©ments de votre modèle existant Â». Mais les choses ne sont pas toujours si simples. Le bon sens managĂ©rial est nĂ©cessaire. Les auteurs ont Ă©tudiĂ© cinq situations stratĂ©giques qui requièrent souvent un changement de business model :

1. L’opportunitĂ© de rĂ©pondre, par le biais d’une innovation de rupture, aux besoins de vastes groupes de clients potentiels n’ayant pas accès aux solutions existantes, qui sont pour eux trop chères ou trop compliquĂ©es. Cela comprend l’opportunitĂ© de dĂ©mocratiser certains produits dans les marchĂ©s Ă©mergents (ou d’atteindre le bas de la pyramide), comme le fait la Nano du groupe Tata.

2. L’opportunitĂ© de capitaliser sur une technologie radicalement nouvelle en l’accompagnant d’un business model flambant neuf (Apple et ses lecteurs mp3) ou l’opportunitĂ© de tirer profit d’une technologie Ă©prouvĂ©e en l’important sur un tout nouveau marchĂ© (c’est le cas par exemple des technologies militaires intĂ©grĂ©es au monde civil et vice-versa).

3. L’opportunitĂ© de mettre l’accent sur un besoin qui n’avait pas encore Ă©mergĂ©. C’est courant dans les secteurs oĂą les entreprises se concentrent sur certains produits ou segments de clientèle, les amenant Ă  affiner toujours plus les produits existants, ce qui aboutit Ă  leur banalisation. Cet accent portĂ© sur le besoin permet aux entreprises de redĂ©finir la rentabilitĂ© de leur secteur. Par exemple, quand FedEx a pĂ©nĂ©trĂ© le marchĂ© de la livraison de colis, elle n’a pas cherchĂ© Ă  rivaliser avec ses concurrents grâce Ă  des petits prix et un meilleur marketing. Ă€ l’inverse, elle s’est attachĂ©e Ă  satisfaire un besoin que personne ne comblait encore, Ă  savoir assurer des livraisons plus loin, plus vite, et de manière plus fiable ; ce qu’aucun service n’offrait Ă  l’époque. Pour ce faire, elle a dĂ» articuler ses processus et ressources clĂ©s plus efficacement. Le business model qui rĂ©sulte de l’accent mis sur ce besoin non satisfait a donnĂ© Ă  FedEx un avantage compĂ©titif majeur qu’UPS a mis des annĂ©es Ă  copier.

4. Le besoin de se dĂ©fendre contre des innovations de rupture d’entrĂ©e de gamme. En cas de succès, la Nano menacera d’autres fabricants automobiles, exactement comme les petites aciĂ©ries ont menacĂ© les grandes aciĂ©ries intĂ©grĂ©es une gĂ©nĂ©ration plus tĂ´t en produisant de l’acier Ă  moindre coĂ»t.

5. Le besoin de rĂ©agir Ă  l’évolution de son environnement concurrentiel. InĂ©vitablement, ce qui dĂ©finit une solution acceptable sur un marchĂ© donnĂ© change au fil du temps, et amène certains segments de marchĂ© fondamentaux Ă  se transformer.

Bien sĂ»r, les entreprises ne devraient pas commencer Ă  rĂ©inventer leur business model sans ĂŞtre certaines que l’opportunitĂ© est suffisamment importante pour en valoir le coup. Les règles, normes et indicateurs chiffrĂ©s sont souvent les derniers Ă©lĂ©ments Ă  Ă©merger lors du dĂ©veloppement d’un business model. Ils ne sont pas toujours complètement pris en compte jusqu’à ce que le nouveau produit ou service ait Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©. Et ils n’ont pas Ă  l’être : les business models doivent ĂŞtre suffisamment souples pour pouvoir Ă©voluer au cours des premières annĂ©es. Et il est absolument inutile d’instituer un nouveau modèle, Ă  moins qu’il ne soit non seulement nouveau pour l’entreprise, mais aussi nouveau voire rĂ©volutionnaire pour le secteur ou le marchĂ©. Faire autrement serait une perte de temps et d’argent.

Les questions suivantes vous aideront Ă  Ă©valuer si ce dĂ©fi qu’est l’instauration d’un business model novateur gĂ©nĂ©rera des rĂ©sultats acceptables. RĂ©pondre « oui Â» Ă  chacune de ces quatre questions augmentera vos chances de rĂ©ussir sa mise en Ĺ“uvre :

  • Pouvez-vous rĂ©pondre au plus juste au besoin identifiĂ© grâce Ă  une proposition de valeur ciblĂ©e et attractive pour le consommateur ?
  • Pouvez-vous concevoir un système dans lequel les quatre Ă©lĂ©ments – la proposition de valeur proposĂ©e au client, la formule de profit, les ressources clĂ©s et les processus clĂ©s â€“ s’articulent de façon Ă  rĂ©pondre Ă  ce besoin le plus efficacement possible ?
  • Pouvez-vous crĂ©er un nouveau processus de dĂ©veloppement de cette activitĂ© sans qu’il soit entravĂ© par l’influence souvent nĂ©gative de votre cĹ“ur de mĂ©tier ?
  • Ce nouveau business model viendra-t-il bouleverser vos concurrents ?

CrĂ©er un nouveau modèle pour une nouvelle activitĂ© ne signifie pas que l’existant est menacĂ© ou doit changer. Un nouveau modèle vient souvent renforcer et complĂ©ter le cĹ“ur de mĂ©tier. Les auteurs concluent sur l’ingrĂ©dient secret : la patience. En gĂ©nĂ©ral, les nouvelles activitĂ©s qui rĂ©ussissent revoient leur business model environ quatre fois avant d’atteindre la rentabilitĂ©. MĂŞme si un processus bien pensĂ© d’innovation de business model peut raccourcir ce cycle, les entreprises Ă©tablies doivent, pour rĂ©ussir, tolĂ©rer les Ă©checs initiaux et comprendre la nĂ©cessitĂ© d’ajuster leur feuille de route. Ă€ vrai dire, les entreprises doivent porter autant d’attention Ă  l’apprentissage et Ă  l’ajustement qu’à la mise en Ĺ“uvre. Johnson, Kagermann et Christensen recommandent Ă  celles qui instaurent un nouveau business model de se montrer patientes en ce qui concerne la croissance (pour permettre Ă  leur opportunitĂ© de marchĂ© de se dĂ©ployer), mais impatientes en ce qui concerne les bĂ©nĂ©fices (afin de vĂ©rifier rapidement que le modèle fonctionne). Une activitĂ© rentable est la meilleure preuve prĂ©coce de la viabilitĂ© d’un modèle.

Les entreprises établies essaient souvent de générer une croissance transformatrice en innovant en matière de produits ou de technologies. Leurs efforts se caractérisent généralement par des cycles de développement prolongés et quelques tentatives sporadiques de détection de nouveaux marchés. Comme le suggère la success story de l’iPod, avec laquelle nous avons commencé cet article, les initiatives qui transforment une entreprise ne sont jamais exclusivement liées à la découverte et à la commercialisation d’une technologie novatrice. Le succès est dû à l’accompagnement de ladite technologie par un business model puissant et adapté.