(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)
Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples à mettre en œuvre, des livres de référence et des numéros spéciaux, les musts, qui déclinent une thématique en plusieurs articles rédigés par les meilleurs experts en management, RH ou stratégie. Ce premier volet de la série des Cahiers est ainsi consacré à un sujet crucial pour toutes les entreprises en quête de sens dans un monde turbulent : la stratégie. Les articles sélectionnés pour ce « must » sont huit incontournables pour guider votre réflexion et préciser vos choix stratégiques, toujours aisément applicables à l’entreprise-cabinet, rédigés par les meilleurs spécialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratégie ? » jusqu’à sa mise en œuvre.
I. Qu’est-ce que la stratégie ? (Michael E. Porter)
Michael E. Porter, professeur en administration des affaires, est titulaire de la chaire Roland Christensen Ă la Harvard Business School de Boston, Massachusetts.
Thèse # 1. L’efficacité opérationnelle n’est pas la stratégie
Les innombrables activités qui contribuent à créer, produire, vendre et mettre à disposition un produit ou un service forment les unités de base de l’avantage concurrentiel. L’efficacité opérationnelle consiste à mieux effectuer ces activités – c’est-à -dire plus vite, ou avec moins d’inputs et de défauts que les concurrents. Les entreprises peuvent décrocher d’énormes avantages grâce à l’efficacité opérationnelle comme l’ont démontré les entreprises japonaises dans les années 1970 et 1980, avec des pratiques telles que la gestion de la qualité totale et l’amélioration continue.
Cependant, du point de vue de la concurrence, le problème de l’efficacité opérationnelle vient du fait que les meilleures pratiques sont rapidement imitées. Quand tous les concurrents d’un secteur les adoptent, la frontière de productivité – la valeur maximale qu’une entreprise peut fournir à un coût donné, compte tenu des meilleures technologies, compétences et techniques de management à disposition – se déplace, ce qui baisse les coûts et améliore en même temps la valeur. Une telle compétition produit un progrès absolu dans l’efficacité opérationnelle mais ne crée de progrès relatif pour personne. Et plus les entreprises procèdent à du benchmarking, plus il y a de convergence concurrentielle, et donc moins les entreprises se distinguent les unes des autres.
Le positionnement stratégique tente de créer un avantage concurrentiel pérenne en préservant ce qu’une entreprise a de distinctif. Il revient à réaliser des activités différentes de celles des concurrents ou à réaliser des activités similaires de façon différente : une entreprise peut devancer ses concurrents uniquement si elle établit une différence qu’elle peut préserver.
Thèse # 2. La stratégie s’appuie sur des activités uniques
L’efficacité opérationnelle consiste pour une entreprise à effectuer les mêmes activités que les concurrents, mieux que ne le font ces derniers. Le positionnement stratégique consiste à effectuer des activités différentes de celles des concurrents ou à effectuer des activités similaires de façon différente. La stratégie concurrentielle consiste à être différent. Elle implique de choisir délibérément un ensemble différent d’activités pour offrir une combinaison unique de valeur.
Southwest Airlines, par exemple, propose des services de court-courrier à bas prix et de point en point entre des villes de taille moyenne et des aéroports secondaires dans les grandes villes. Southwest évite les grands aéroports et ne vole pas sur de longues distances. Parmi ses clients figurent des hommes d’affaires, des familles et des étudiants. Les départs fréquents et les tarifs bas de Southwest attirent des clients sensibles au prix qui voyageraient autrement en bus ou en voiture, ainsi que les clients tournés vers la commodité qui, sur d’autres itinéraires, opteraient pour une compagnie offrant un service complet. Ces compagnies offrant un service complet ont recours à un système de réseau en étoile centré sur les principaux aéroports. Pour attirer les passagers qui recherchent plus de confort, elles proposent un service de première classe ou de classe affaires. Pour s’adapter aux passagers qui doivent changer d’avion, elles coordonnent les plans de vol et s’assurent du transfert des bagages. Dans la mesure où certains vols durent plusieurs heures, ces compagnies servent des repas. Southwest, en comparaison, agence toutes ses activités de façon à fournir un service bon marché et pratique sur son type particulier d’itinéraires. Grâce à des rotations rapides de seulement 15 minutes aux portes d’embarquement, la compagnie peut faire voler ses avions bien plus d’heures que ses concurrents et assure des départs fréquents avec moins d’appareils. La compagnie low-cost ne propose pas de repas, ni de siège réservé, ni d’enregistrement des bagages entre deux avions ou de service de première classe. La billetterie automatique aux guichets d’enregistrement encourage les passagers à se passer des agences de voyage, ce qui permet à Southwest de ne pas leur payer de commissions. Et une flotte standardisée de Boeing 737 améliore l’efficacité de la maintenance. L’opérateur aérien s’est octroyé une position stratégique unique et précieuse sur la base d’un ensemble d’activités bâties sur mesure. Sur les itinéraires desservis par Southwest, une compagnie offrant des prestations complètes ne pourrait jamais être aussi pratique ni aussi bon marché.
Ikea détient également une position stratégique claire. Le fabricant mondial de meubles basé en Suède cible les jeunes acheteurs qui veulent du style à bas prix. Ce concept marketing se convertit en position stratégique grâce à l’ensemble des services sur mesure proposés. Tout comme Southwest, Ikea a choisi d’effectuer ses activités différemment de ses concurrents.
Ikea s’adresse à des clients qui n’ont pas de problème à faire une concession sur le service en faveur du prix. Plutôt que de demander au vendeur de faire le tour du magasin accompagné du client, Ikea utilise un modèle en self-service basé sur des présentations claires sur le lieu de vente. Plutôt que de ne miser que sur des fabricants tiers, Ikea conçoit ses propres meubles bon marché, modulaires et prêts à être assemblés pour correspondre à son positionnement. Dans d’immenses magasins, Ikea présente chaque produit qu’il vend dans des décors représentant les pièces d’un logement, si bien que les clients n’ont pas besoin d’un décorateur pour les aider à imaginer comment installer ensemble les différents éléments. Près des showrooms meublés se trouve un entrepôt présentant les produits emballés sur des palettes. Il est prévu que les clients se chargent eux-mêmes de les prendre et de les emporter. Et Ikea vend même des barres de toit pour votre voiture que vous pouvez rapporter et vous faire rembourser lors de votre prochaine visite. Même si son positionnement low-cost vient en grande partie de ce que les clients « font tout eux-mêmes », Ikea offre plusieurs services supplémentaires que ses concurrents ne proposent pas. La garderie des enfants dans le magasin en est un. Les heures d’ouverture étendues en sont un autre. Ces services sont adaptés de manière unique aux besoins de ses clients qui sont jeunes, sans gros moyens, ont vraisemblablement des enfants (mais pas de nounou) et, dans la mesure où ils travaillent pour gagner leur vie, ont besoin de faire leurs achats à des heures inhabituelles.
Les origines des positions stratégiques
Les positions stratégiques émergent de trois sources distinctes qui ne s’excluent pas mutuellement et se superposent souvent. Premièrement, le positionnement peut se baser sur la production d’un sous-ensemble de produits et de services d’un secteur. C’est ce que Porter appelle le positionnement basé sur la variété, parce qu’il se fonde sur le choix de variétés de produits et de services plutôt que sur des segments de clientèle. Le positionnement basé sur la variété fait économiquement sens quand une entreprise est en mesure de produire de la meilleure façon des produits et des services particuliers en ayant recours à des ensembles singuliers d’activités. Par exemple, Jiffy Lube International est spécialisé dans les huiles de moteur et n’offre aucun autre service de réparation ou de maintenance automobile. Sa chaîne de valeur produit un service à un prix moindre et plus rapidement que les magasins de réparation généralistes : une combinaison si attractive que de nombreux clients font des subdivisions dans leurs achats en achetant leurs huiles de vidange chez Jiffy Lube, le concurrent spécialisé, et en allant chez des rivaux pour d’autres services.
Une deuxième façon de se positionner consiste à servir la plupart, voire tous les besoins d’un groupe particulier de clients. C’est ce que Porter appelle le positionnement basé sur les besoins, qui se rapproche plus de l’idée classique du ciblage d’un segment de clientèle. Il se produit quand existent des groupes de clients aux besoins distinctifs et qu’un ensemble d’activités sur mesure peut répondre au mieux à ces besoins. Certains groupes de clients sont plus sensibles au prix que d’autres, attendent des fonctions différentes dans les produits et ont besoin de quantités variables d’information, d’assistance et de service. Les clients d’Ikea forment un bon exemple de groupe de ce genre. Le fabricant suédois cherche à répondre à tous les besoins d’ameublement du domicile de ses clients cibles, et pas seulement à un sous-ensemble de ces besoins.
La troisième façon de se positionner est de sélectionner des clients qui sont accessibles de façons différentes. Bien que leurs besoins soient semblables à ceux des autres clients, la meilleure configuration d’activités pour les atteindre est différente. C’est ce que Porter appelle le positionnement basé sur l’accès. L’accès peut se faire en fonction de l’emplacement géographique du client ou de la taille de la clientèle – ou de quoi que ce soit qui requiert un ensemble différent d’activités pour atteindre ces clients de la meilleure façon. Segmenter par l’accès est moins courant et moins bien compris que les deux autres façons de se positionner. Carmike Cinemas, par exemple, gère exclusivement des salles de cinéma dans des agglomérations et villes de moins de 200 000 habitants. Comment Carmike gagne-t-elle de l’argent sur des marchés qui non seulement sont petits mais, de plus, ne peuvent pas pratiquer les tarifs des grandes villes ? L’entreprise y parvient via des activités qui découlent d’une structure de coûts allégée. Les clients de Carmike dans les petites villes peuvent être servis dans des complexes de cinéma standardisés et low-cost qui nécessitent moins d’écrans et une technologie de projection moins sophistiquée que les salles des grandes villes. Le système d’information propriétaire de l’entreprise et son processus de gestion éliminent le besoin d’une équipe administrative locale en plus du manager unique d’un cinéma. Carmike récolte également les avantages d’achats centralisés, de loyers et de coûts salariaux plus bas (du fait de ses emplacements) et de frais généraux très bas, réduits à 2 % (la moyenne sectorielle se situe à 5 %). Son activité au sein de petites communautés permet de plus à Carmike de pratiquer une forme de marketing très personnalisé dans lequel le manager du cinéma connaît les clients et encourage la fréquentation grâce à des contacts personnels. En étant le principal cinéma sur ses marchés, si ce n’est le seul, Carmike est aussi en mesure de sélectionner les films diffusés et de négocier de meilleures conditions avec les distributeurs. L’opposition entre clients ruraux et clients urbains donne un exemple dans lequel le positionnement basé sur l’accès aiguise les différences dans les activités. Le fait d’offrir des services à une petite clientèle plutôt qu’à une grande, ou à une clientèle dans une zone à forte densité plutôt que dans une zone à faible densité montre que la meilleure façon de configurer les activités de marketing, de traitement des commandes, de logistique et de service après-vente pour répondre aux besoins similaires de groupes distincts sera souvent de se différencier.
Quelle que soit sa nature (basé sur la variété, sur les besoins, sur l’accès ou sur une combinaison des trois), le positionnement requiert un ensemble d’activités sur mesure car il aura toujours un rôle différenciateur en termes d’offre, c’est-à -dire de différences dans les activités.
Thèse #3. Une position stratégique demande des arbitrages
Choisir une position unique ne suffit toutefois pas à garantir un avantage pérenne. Une position enviable va pousser d’autres entreprises, susceptibles de la copier d’une façon ou d’une autre, à l’imiter.
Tout d’abord, un concurrent peut se repositionner pour s’aligner sur l’entreprise affichant des performances supérieures. J.-C. Penney, par exemple, s’est repositionnée en passant de clone de Sears (magasin d’objets de décoration et de vêtements bon marché) à détaillant de textiles plus haut de gamme, orienté mode. La superposition est un deuxième type d’imitation bien plus répandu. L’entreprise qui se superpose cherche à s’aligner sur les bénéfices d’une position prospère tout en maintenant sa position existante. Elle greffe des caractéristiques, technologies et services nouveaux à ses propres activités. Sur cette stratégie délicate, le secteur aérien est un parfait cas d’école : Continental Airlines a constaté que Southwest s’en sortait bien et a décidé de se superposer. Tout en maintenant sa position de compagnie aérienne offrant des prestations complètes, elle s’est mise également à s’aligner sur Southwest sur plusieurs itinéraires de point à point. La compagnie a baptisé ce nouveau service Continental Lite. Elle a éliminé les services de repas et de première classe, a augmenté la fréquence des départs, baissé les tarifs, et diminué les temps de rotation à la porte d’embarquement. Continental restait une compagnie offrant un « full service » sur les autres itinéraires, si bien qu’elle a continué à utiliser les agences de voyages et sa flotte mixte d’avions, ou à assurer l’enregistrement des bagages et la réservation des sièges. Cependant, une position stratégique n’est pérenne qu’à condition de faire des arbitrages avec d’autres positions. Les arbitrages se produisent quand les activités sont incompatibles. En termes simples, un arbitrage revient à transférer des ressources d’une activité à l’autre. Une compagnie aérienne peut choisir de servir des repas – ce qui ajoute des coûts et ralentit le temps de rotation à l’embarquement – ou elle peut choisir de ne pas le faire, mais elle ne peut pas faire les deux sans supporter des inefficacités majeures.
Les arbitrages imposent de faire un choix et protègent de ceux qui se repositionnent ou qui se superposent. Ils apparaissent pour trois raisons :
- ils émergent des incohérences d’image ou de réputation. Une entreprise connue pour apporter une sorte de valeur risque de manquer de crédibilité et de semer la confusion chez ses clients – voire même d’affaiblir sa réputation – si elle offre une autre sorte de valeur ou essaie de proposer deux choses incohérentes au même moment. Par exemple, le savon Ivory et son positionnement comme savon de base et bon marché qu’on utilise quotidiennement aurait bien du mal à retravailler son image pour s’aligner sur la réputation « médicale » et haut de gamme de Neutrogena.
- les arbitrages émergent des activités elles-mêmes. Des positionnements différents (avec leurs activités sur mesure) nécessitent des configurations de produits différentes, un équipement différent, un comportement différent des employés, des compétences différentes, et des méthodes de management différentes. De nombreux arbitrages reflètent des inflexibilités dans les rouages, les personnes ou les systèmes. Plus Ikea configure ses activités pour réduire les coûts en poussant les clients à se charger du montage et de la livraison, moins l’entreprise peut satisfaire des clients qui exigent des niveaux de service plus élevés.
- les arbitrages émergent des limites de la coordination et du contrôle interne. En choisissant clairement d’entrer dans la compétition d’une façon ou d’une autre, la direction clarifie les priorités de l’entreprise. Les entreprises qui essaient de plaire à tout le monde, a contrario, risquent de semer la confusion dans leurs rangs, car les employés tenteront de prendre des décisions opérationnelles au jour le jour sans cadre bien défini.
Les arbitrages de positionnement sont omniprésents dans la compétition et essentiels à la stratégie. Ils créent un besoin de choix et limitent délibérément ce qu’une entreprise propose. Ils dissuadent ceux qui se superposent et se repositionnent parce que les rivaux qui veulent jouer à ce jeu affaiblissent leurs stratégies et dégradent la valeur de leurs activités existantes : les mauvais arbitrages ont fini par mettre Continental Lite à terre. La compagnie aérienne a perdu des centaines de millions de dollars et son PDG a perdu son poste. Ses avions accusaient du retard car ils partaient de grandes villes congestionnées, ou étaient retardés à l’embarquement à cause du transfert des bagages. Les retards et les annulations de vols provoquaient un millier de plaintes par jour. Continental Lite ne pouvait pas se permettre de faire concurrence sur les prix tout en continuant de payer les commissions des agences de voyages traditionnelles, pas plus qu’il ne lui était possible de se passer d’agents pour son activité offrant un « full service ». La compagnie aérienne a fait un compromis en réduisant les commissions pour tous les vols Continental de son offre. De même, elle ne pouvait pas se permettre d’offrir des avantages similaires aux passagers payant un prix de billet bien plus bas pour le service Lite qu’aux « frequent flyers ». Elle a fait un nouveau compromis en réduisant les récompenses de tout le programme de fidélité de Continental pour les « frequent flyers ». Le résultat ? Colère des agents de voyage et des clients du « full service ».
Continental a essayé de faire concurrence de deux manières à la fois. En essayant de faire du low-cost sur certains itinéraires et en offrant des prestations complètes sur d’autres, Continental a payé une forte amende de superposition. S’il n’y avait eu aucune concession entre les deux positions, Continental aurait pu réussir. Mais refuser de faire des arbitrages est une dangereuse demi-vérité que les managers doivent désapprendre. La qualité n’est pas toujours gratuite. La commodité de Southwest, une forme de grande qualité, s’avère cohérente avec des prix bas parce que ses départs fréquents sont facilités par plusieurs pratiques à faible coût : rotations rapides à l’embarquement et billetterie automatique par exemple. Cependant, d’autres offres de qualité proposées par une compagnie aérienne – un siège réservé, un repas, le transfert des bagages – imposent des coûts pour être fournies. En général, les faux compromis entre coût et qualité se produisent en premier lieu quand existe un effort répété ou gaspillé, une faiblesse dans le contrôle ou la précision, ou encore un manque de coordination. L’amélioration simultanée du coût et de la différenciation n’est possible que si une entreprise se lance bien en deçà de la frontière de productivité ou quand la frontière de productivité se déplace. S’il n’y a pas d’arbitrage, les entreprises ne réaliseront jamais d’avantage concurrentiel pérenne. Elles devront courir de plus en plus vite, simplement pour se maintenir. L’essence de la stratégie est de choisir ce que l’on ne doit pas faire.
Thèse #4. L’adéquation améliore à la fois l’avantage concurrentiel et la pérennité
Les choix de positionnement déterminent non seulement les activités que réalise une entreprise et comment elle configure les activités individuelles, mais aussi comment les activités sont reliées les unes aux autres. Alors que l’efficacité opérationnelle consiste à atteindre l’excellence dans les activités individuelles, ou les fonctions, la stratégie consiste à combiner les activités.
La rotation rapide de Southwest à l’embarquement, qui permet des départs fréquents et une utilisation optimisée des avions, est essentielle à son positionnement sur une offre de services à la fois pratiques et low-cost. Cependant, comment la compagnie aérienne y parvient-elle ? La réponse réside en partie dans les bons salaires versés à ses équipes à l’embarquement et au sol, dont la productivité pendant les rotations est renforcée par des règles syndicales souples. Mais la réponse se trouve principalement dans la façon dont Southwest mène d’autres activités. En l’absence de repas, de réservations de sièges et de transferts de bagages lors des correspondances, Southwest évite les activités qui ralentissent les autres compagnies aériennes. L’entreprise sélectionne des aéroports et des itinéraires de manière à éviter les congestions qui provoquent des retards. Grâce aux limites rigoureuses que fixe la société sur les distances et les itinéraires, il est possible de standardiser les avions : chaque avion que fait voler Southwest est un Boeing 737.
Quelle est la compétence centrale de Southwest ? Ses facteurs clés de succès ? La bonne réponse est que tout a de l’importance. La stratégie de Southwest implique tout un système d’activités, non un assemblage de fractions. Son avantage concurrentiel est dû à la façon dont ses activités se correspondent et se renforcent mutuellement.
L’adéquation bloque les imitateurs en créant une chaîne aussi solide que son maillon le plus fort. Comme dans la plupart des entreprises ayant une bonne stratégie, les activités de Southwest se complètent mutuellement de façon à créer une véritable valeur économique. Le coût d’une activité, par exemple, est diminué grâce à la façon dont sont effectuées les autres activités. De même, la valeur d’une activité pour les clients peut être accentuée par les autres activités d’une entreprise. C’est ainsi que l’adéquation stratégique procure un avantage concurrentiel et une rentabilité plus élevée.
Il existe trois sortes d’adéquations, qui d’ailleurs ne sont pas exclusives les unes des autres :
- L’adéquation de premier ordre tient en une cohérence simple entre chaque activité (fonction) et la stratégie globale. La cohérence garantit que les avantages concurrentiels des activités s’accumulent sans s’affaiblir ni s’annuler mutuellement. Cela permet de communiquer plus facilement la stratégie aux clients, aux employés, aux parties prenantes, et améliore la mise en œuvre grâce à un état d’esprit à l’unisson dans l’entreprise.
- L’adéquation de deuxième ordre se produit quand les activités se renforcent. Par exemple, Neutrogena vend ses produits à des hôtels haut de gamme qui tiennent à offrir à leurs clients un savon recommandé par les dermatologues. Les hôtels accordent à Neutrogena le privilège d’utiliser son packaging habituel alors qu’ils exigent des autres savons de mentionner le nom de l’hôtel. Une fois que les clients ont essayé un savon Neutrogena dans un hôtel de luxe, ils sont davantage susceptibles de l’acheter en pharmacie ou d’interroger leur médecin à son sujet. Ainsi, les activités de marketing médical et la vente dans les hôtels de Neutrogena se renforcent mutuellement, ce qui abaisse les coûts globaux de marketing.
- L’adéquation de troisième ordre dépasse le renforcement entre activités pour parvenir à ce que Porter appelle l’optimisation de l’effort. Gap, détaillant de vêtements décontractés, considère la disponibilité des produits dans ses magasins comme un élément crucial de sa stratégie. Gap a optimisé ses efforts en réapprovisionnant sa gamme basique de vêtements quasiment tous les jours à partir de trois entrepôts, ce qui réduit le besoin de maintenir de gros stocks dans les magasins. L’accent est mis sur le réassort, parce que la stratégie de merchandising de Gap repose sur des articles de base dans relativement peu de couleurs. Alors que des détaillants similaires réalisent trois à quatre rotations de stock par an, l’entreprise fait tourner son stock sept fois et demie par an. De plus, un réassort rapide réduit le coût pour mettre en œuvre le cycle court des modèles, qui dure de six à huit semaines
La coordination et l’échange d’informations entre activités pour supprimer les redondances et réduire le gaspillage des efforts représentent les types d’optimisation de l’effort les plus élémentaires. Il en existe aussi à des niveaux plus élevés. Les choix dans la conception des produits, par exemple, peuvent éliminer le besoin d’un service après-vente ou donner la possibilité aux clients d’effectuer eux-mêmes les activités de service. De même, la coordination avec les fournisseurs ou les canaux de distribution éradique le besoin de certaines activités en interne, comme la formation de l’utilisateur final.
Dans les trois sortes d’adéquation, le tout compte plus que chaque partie prise individuellement. L’avantage concurrentiel provient du système entier d’activités. L’adéquation stratégique entre activités s’avère fondamentale non seulement pour l’avantage concurrentiel, mais aussi pour la pérennité de cet avantage. Il est plus difficile pour un concurrent de s’aligner sur une série d’activités imbriquées que de vaguement imiter l’approche particulière d’une force de vente, de s’adapter à un processus technologique ou de répliquer un ensemble de caractéristiques de produits. Les positionnements bâtis sur des systèmes d’activités sont bien plus durables que ceux construits sur des activités individuelles. Par conséquent, les positions stratégiques doivent se faire à l’horizon d’une décennie ou plus, et non sur un seul cycle de planification. La continuité nourrit les avancées dans les activités individuelles et l’adéquation entre activités, ce qui permet à une organisation de forger des capacités et des compétences uniques, personnalisées pour sa stratégie. De plus, la continuité renforce l’identité d’une entreprise.
Thèse #5 Redécouvrir la stratégie
Pourquoi de si nombreuses entreprises ne réussissent-elles pas à avoir de stratégie ? Pourquoi les managers évitent-ils de faire des choix stratégiques ? Ou, s’ils en ont fait par le passé, pourquoi les managers laissent-ils si souvent les stratégies se détériorer et se brouiller ?
En général, on considère que ce qui menace la stratégie émane de l’extérieur de l’entreprise, en raison des changements technologiques ou du comportement des concurrents. Même si les changements extérieurs peuvent poser problème, ce qui menace le plus la stratégie vient souvent de l’intérieur. Une stratégie saine est affaiblie par une vue erronée de la concurrence, par des fiascos organisationnels et particulièrement par le désir de croître.
Les managers ont été désorientés face à la nécessité de faire des choix. Quand de nombreuses entreprises opèrent loin de la frontière de productivité, les arbitrages semblent inutiles. À première vue, une entreprise bien pilotée devrait être en mesure de battre ses concurrents les moins efficaces dans toutes les dimensions en même temps. Les managers ont appris des têtes pensantes du management qu’ils n’avaient pas à faire d’arbitrage et ont assimilé le sentiment que le faire était un signe de faiblesse.
Désarçonnés par les prévisions sur l’hyper-concurrence, les managers accordent à celle-ci plus de vraisemblance qu’elle n’en mérite en imitant tout de leurs concurrents. Exhortés à réfléchir en termes de révolution, les managers courent après toute nouvelle technologie comme une fin en soi.
Le piège de la croissance.
Parmi toutes les autres influences, le désir de croître a peut-être l’effet le plus pervers sur la stratégie. Des arbitrages et des limites surgissent pour restreindre la croissance. Servir un groupe de clients et en exclure d’autres, par exemple, fixe une limite réelle ou imaginaire à la croissance du chiffre d’affaires. Les stratégies au ciblage large qui mettent l’accent sur un prix bas se traduisent en pertes de ventes avec des clients sensibles aux fonctions ou au service. Ceux qui pratiquent la différenciation perdent des ventes avec les clients sensibles au prix.
Les managers sont toujours tentés de faire des pas incrémentiels qui franchissent ces limites mais cela brouille la position stratégique d’une entreprise. Au final, la pression pour se développer ou la saturation apparente de leur marché cible poussent les managers à élargir leur positionnement en diversifiant les lignes de produits, en ajoutant de nouvelles fonctions, en imitant les services populaires des concurrents, en alignant les processus, et même en faisant des acquisitions. Les compromis et les incohérences dans la course à la croissance érodent l’avantage concurrentiel qu’une entreprise détenait avec ses variétés ou son cœur de clientèle. Tenter de faire concurrence de plusieurs façons à la fois sème la confusion, affaiblit la motivation et les priorités dans l’organisation. Les profits chutent mais un plus gros chiffre d’affaires semble être la solution. Les managers sont incapables de faire des choix, si bien que l’entreprise se lance dans un nouveau cycle de diversification et de compromis. Bien souvent, les concurrents continuent à s’imiter mutuellement jusqu’à ce que le découragement casse le cycle, ce qui aboutit à une fusion ou à un « downsizing » qui ramène au point de départ.
Trop souvent, les efforts de développement brouillent la singularité, créent des compromis, diminuent l’adéquation et affaiblissent en fin de compte l’avantage concurrentiel. En fait, l’impératif de croissance est dangereux pour la stratégie. Schématiquement, la recommandation est de se concentrer sur l’approfondissement d’une position stratégique plutôt qu’à l’élargir et à la compromettre. L’une des approches possibles consiste à chercher des extensions de la stratégie qui exploitent le système d’activités en place en offrant des caractéristiques ou des services sur lesquels les concurrents trouveraient impossible ou trop cher de s’aligner sur une base unique. En d’autres termes, les managers peuvent se demander quelles activités, caractéristiques ou formes de concurrence sont réalisables ou moins coûteuses pour eux grâce aux activités complémentaires que mène déjà leur entreprise.
Renforcer une position implique de rendre les activités de l’entreprise plus distinctives, de renforcer l’adéquation et de mieux communiquer la stratégie aux clients susceptibles de la valoriser. Toutefois, de nombreuses entreprises succombent à la tentation de rechercher une croissance « facile » en ajoutant des caractéristiques, des produits ou des services à la mode sans les étudier de près, ni les adapter à leur stratégie. Ou alors, elles ciblent de nouveaux clients et marchés auxquels l’entreprise n’a pas grand-chose de spécial à offrir. Bien souvent, une entreprise peut se développer plus vite – et de façon plus rentable – en pénétrant plus avant les besoins et les variétés pour lesquels elle se distingue qu’en se battant dans des domaines offrant une hypothétique meilleure croissance mais où l’entreprise n’a rien d’unique. Carmike, aujourd’hui une des premières chaînes de salles de cinéma aux États-Unis, doit sa croissance rapide à sa concentration disciplinée sur les petits marchés ; lorsque Carmike rachète des concurrents possédant aussi des salles situées dans de grandes villes, elle se déleste de celles-ci, ne gardant que les salles des villes de moins de 200 000 habitants.
En conclusion, Porter réaffirme, comme la Harvard Business Review le fait depuis longtemps, l’importance du leadership. Développer ou réaffirmer une stratégie limpide soulève avant tout un défi organisationnel. Quand tant de forces empêchent de faire des choix et des concessions dans les entreprises, un cadre intellectuel clair guidant la stratégie doit nécessairement faire contrepoids. Dans beaucoup d’entreprises, le leadership a dégénéré en coordination d’améliorations opérationnelles et en signatures de contrats. Pourtant, le rôle du leader est plus vaste et bien plus important que cela. La direction générale est plus que la simple gérance de fonctions individuelles. Elle tient un rôle central dans la stratégie : définir et communiquer la position unique de l’entreprise, faire des arbitrages et créer l’adéquation entre les activités. Le leader doit faire preuve de discipline pour décider des changements sectoriels et des besoins des clients auxquels l’entreprise va répondre, tout en évitant les dispersions dans l’organisation et en préservant ce que l’entreprise a de distinctif. À un niveau inférieur, les managers manquent de perspective et d’assurance pour faire respecter une stratégie. Il existera alors des pressions continues pour faire des compromis, pour assouplir les arbitrages et pour imiter les concurrents. L’une des missions du leader consiste à enseigner la stratégie aux autres personnes de l’entreprise – et à dire non.
Avec la stratégie, choisir ce que l’on ne fait pas est aussi important que choisir ce que l’on fait. Ainsi, fixer des limites est une autre mission du leadership. Décider quels groupes de clients, de variétés et de besoins ciblés l’entreprise doit servir est fondamental pour développer une stratégie. Comme l’est aussi de décider de ne pas servir d’autres clients ou besoins, et de ne pas proposer certaines caractéristiques ou certains services. C’est pourquoi la stratégie demande une discipline constante et une communication claire. En effet, l’une des fonctions les plus importantes d’une stratégie explicite et partagée consiste à guider les employés pour qu’ils fassent des choix issus des arbitrages dans leurs activités individuelles et dans leurs décisions quotidiennes.
L’amélioration de l’efficacité opérationnelle est une partie nécessaire du management mais elle n’est pas la stratégie. En confondant les deux, les managers ont involontairement régressé dans une réflexion sur la concurrence qui conduit de nombreux secteurs vers la convergence concurrentielle, ce qui n’est dans l’intérêt de personne. Leaders et managers doivent ainsi faire une distinction claire entre efficacité opérationnelle et stratégie. Les deux sont essentielles, mais leurs priorités diffèrent.