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(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)

Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples Ă  mettre en Ĺ“uvre, des livres de rĂ©fĂ©rence et des numĂ©ros spĂ©ciaux, les musts, qui dĂ©clinent une thĂ©matique en plusieurs articles rĂ©digĂ©s par les meilleurs experts en management, RH ou stratĂ©gie. Ce premier volet de la sĂ©rie des Cahiers est ainsi consacrĂ© Ă  un sujet crucial pour toutes les entreprises en quĂŞte de sens dans un monde turbulent : la stratĂ©gie. Les articles sĂ©lectionnĂ©s pour ce « must Â» sont huit incontournables pour guider votre rĂ©flexion et prĂ©ciser vos choix stratĂ©giques, toujours aisĂ©ment applicables Ă  l’entreprise-cabinet, rĂ©digĂ©s par les meilleurs spĂ©cialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratĂ©gie ? Â» jusqu’à sa mise en Ĺ“uvre.

IV. La stratégie Océan Bleu (W. Chan Kim & Renée Mauborgne)

W. Chan Kim et RenĂ©e Mauborgne sont tous deux professeurs de stratĂ©gie et de management international Ă  l’Insead de Fontainebleau, en France, oĂą ils codirigent Ă©galement le Blue Ocean Strategy Institute. Cet article est inspirĂ© de leur ouvrage « StratĂ©gie OcĂ©an bleu. Comment crĂ©er de nouveaux espaces stratĂ©giques Â».

S’engager sur un secteur d’activitĂ© saturĂ© n’est pas la meilleure façon de s’assurer une belle performance. La vĂ©ritable opportunitĂ© consiste Ă  crĂ©er des OcĂ©ans bleus, des espaces de marchĂ© non exploitĂ©s. Guy LalibertĂ© par exemple, a Ă©tĂ© accordĂ©oniste, Ă©chassier et cracheur de feu ; il a crĂ©Ă© l’un des plus grands produits culturels d’exportation du Canada, le Cirque du Soleil. FondĂ© en 1984 par un groupe d’artistes de rue, le Cirque du Soleil a mis en scène des dizaines de spectacles produits devant plus de 40 millions de personnes dans 90 villes du monde. Vingt ans lui ont suffi pour parvenir Ă  un chiffre d’affaires que Ringling Bros. et Barnum & Bailey – les plus grands cirques du monde â€“ avaient mis plus d’un siècle Ă  atteindre.

La rapide croissance du Cirque du Soleil est intervenue dans un contexte improbable. Le cirque Ă©tait (et demeure) une activitĂ© en dĂ©clin. De plus en plus, d’autres formes de spectacle lui faisaient de l’ombre. Les enfants, qui forment le gros de son public, lui prĂ©fĂ©raient la PlayStation. Et puis, poussĂ©e par des groupes de protection des animaux, l’opinion commençait Ă  contester les mĂ©nageries, traditionnellement partie intĂ©grante du cirque. CĂ´tĂ© offre, Ringling et les autres cirques mettaient en avant, pour attirer les foules, des artistes vedettes qui Ă©taient souvent en mesure de dicter leurs conditions. Le secteur subissait donc une baisse de sa frĂ©quentation et une hausse de ses coĂ»ts. Qui plus est, tout nouvel entrant dans ce mĂ©tier devait affronter un redoutable concurrent installĂ© qui Ă©tait la rĂ©fĂ©rence du secteur depuis près d’un siècle. Comment le Cirque du Soleil a-t-il pu ĂŞtre rentable et multiplier ses recettes par 22 du milieu des annĂ©es 1990 au milieu des annĂ©es 2000 dans un contexte aussi morose ? Le slogan adoptĂ© pour l’un de ses premiers spectacles est rĂ©vĂ©lateur : « Nous rĂ©inventons le cirque. Â» Le Cirque du Soleil n’a pas cherchĂ© Ă  faire de l’argent en se battant au sein du secteur tel qu’il existait ou en volant des clients Ă  Ringling et aux autres. Il a prĂ©fĂ©rĂ© crĂ©er un espace de marchĂ© inexploitĂ© oĂą la concurrence serait sans objet. Il a attirĂ© une clientèle nouvelle qui, traditionnellement, ne frĂ©quentait pas ce secteur – une clientèle constituĂ©e d’adultes et de clients d’entreprises qui s’étaient tournĂ©s vers le théâtre, l’opĂ©ra, le ballet et donc prĂŞts Ă  payer plusieurs fois le prix d’un billet de cirque classique pour vivre une expĂ©rience sans prĂ©cĂ©dent.

Pour comprendre la rĂ©ussite du Cirque du Soleil, il faut avoir conscience que l’univers Ă©conomique comporte deux types d’espaces distincts, que Kim et Mauborgne appellent OcĂ©ans bleus et OcĂ©ans rouges. Les OcĂ©ans rouges reprĂ©sentent tous les secteurs d’activitĂ© existant aujourd’hui – l’espace de marchĂ© tel que nous le connaissons. Dans les OcĂ©ans rouges, les frontières des secteurs sont dĂ©finies et admises, les règles du jeu concurrentiel sont bien connues. Dans ces OcĂ©ans rouges, les entreprises tentent de surpasser leurs rivales afin de s’emparer d’une part plus large de la demande existante. Plus l’espace est saturĂ©, plus les perspectives de profit et de croissance se rĂ©duisent. Les produits se banalisent et la concurrence croissante ensanglante les eaux.

Les OcĂ©ans bleus dĂ©signent tous les secteurs d’activitĂ© qui n’existent pas aujourd’hui – l’espace de marchĂ© inconnu, vierge de toute concurrence. Dans les OcĂ©ans bleus, on crĂ©e la demande au lieu de se la disputer. Les opportunitĂ©s pour une croissance Ă  la fois rentable et rapide y sont nombreuses. Il existe deux moyens de crĂ©er des OcĂ©ans bleus. Dans certains cas, les entreprises peuvent donner naissance Ă  des secteurs complètement nouveaux, comme eBay avec les ventes aux enchères en ligne. Mais, dans la plupart des cas, la crĂ©ation d’un OcĂ©an bleu intervient depuis l’intĂ©rieur d’un OcĂ©an rouge, lorsqu’une entreprise change les frontières d’un secteur existant. C’est ce qu’a fait le Cirque du Soleil. En franchissant la frontière qui sĂ©pare traditionnellement le cirque et le théâtre, il a crĂ©Ă© un OcĂ©an bleu nouveau et profitable depuis l’intĂ©rieur de l’OcĂ©an rouge du secteur du cirque. Le Cirque du Soleil n’est que l’une des 150 crĂ©ations d’OcĂ©ans bleus que les auteurs ont Ă©tudiĂ©es, dans plus de trente secteurs, Ă  l’aide de donnĂ©es sur un siècle. L’étude de ces donnĂ©es a rĂ©vĂ©lĂ© un phĂ©nomène rĂ©current dans les rĂ©flexions stratĂ©giques prĂ©ludant Ă  la crĂ©ation de secteurs et de marchĂ©s nouveaux – ce qu’ils nomment la stratĂ©gie OcĂ©an bleu. La logique qui sous-tend la stratĂ©gie OcĂ©an bleu rompt avec les modèles traditionnels centrĂ©s sur la concurrence au sein d’un espace de marchĂ© existant. On pourrait mĂŞme soutenir que si tant d’entreprises ont du mal Ă  s’affranchir de la concurrence, c’est parce que leurs dirigeants n’ont pas compris ce qui distingue la stratĂ©gie OcĂ©an rouge de la stratĂ©gie OcĂ©an bleu.

Cet article présente le concept de stratégie Océan bleu et décrit ses caractéristiques propres. Il évalue les conséquences de ces Océans bleus en termes de profit et de croissance et les raisons pour lesquelles leur création sera, à l’avenir, de plus en plus essentielle pour les entreprises.

OcĂ©ans bleus et OcĂ©ans rouges

MĂŞme si le terme est nouveau, les OcĂ©ans bleus existent depuis toujours. Regardez cent ans en arrière : des secteurs aussi fondamentaux que l’automobile, l’industrie musicale, l’aviation, la pĂ©trochimie, l’industrie pharmaceutique et le conseil en management Ă©taient inconnus ou avaient juste commencĂ© Ă  Ă©merger. Remontez seulement quarante ans en arrière et posez-vous la mĂŞme question. LĂ  encore, il y a plĂ©thore de secteurs qui valent aujourd’hui plusieurs milliards : fonds communs de placement (ou fonds mutuels), tĂ©lĂ©phones mobiles, biotechnologies, distribution discount, livraison rapide de colis, vidĂ©o Ă  domicile… Il y a seulement quatre dĂ©cennies, aucun de ces secteurs n’avait d’existence significative.

La stratĂ©gie OcĂ©an bleu consiste Ă  exercer ses activitĂ©s lĂ  oĂą il n’y a pas de concurrent. Elle a pour but de crĂ©er un territoire nouveau, non de partager un territoire existant. Autrement dit, Ă  se demander combien de secteurs inconnus aujourd’hui existeront dans vingt ou trente ans. Si le passĂ© a la moindre vertu prĂ©dictive, la rĂ©ponse est : beaucoup. Les entreprises ont une Ă©norme capacitĂ© Ă  crĂ©er de nouveaux secteurs et Ă  rĂ©inventer ceux qui existent. Un constat qu’ont illustrĂ© les profonds changements appliquĂ©s Ă  la classification des secteurs. Le système Standard Industrial Classification (SIC), qui datait d’un demi-siècle, a Ă©tĂ© remplacĂ© en 1997 par le NAICS, North American Industry Classification System (l’équivalent de la nomenclature des activitĂ©s françaises – NAF â€“ et de la nomenclature statistique des activitĂ©s Ă©conomiques de la communautĂ© europĂ©enne – NACE â€“). Le nouveau système a fait passer de dix Ă  vingt le nombre de secteurs pour rendre compte de la conquĂŞte de nouveaux territoires de l’économie – les OcĂ©ans bleus. Le secteur des services de l’ancien système, par exemple, a laissĂ© place Ă  sept secteurs, qui vont de l’information Ă  la santĂ© en passant par l’aide sociale. Ces systèmes de classification Ă©tant conçus dans un but de standardisation et de continuitĂ©, une telle Ă©volution montre combien la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus a Ă©tĂ© importante pour la croissance Ă©conomique.

Il semble clair que les OcĂ©ans bleus demeureront le moteur de la croissance dans l’avenir. Les perspectives ne cessent de rĂ©trĂ©cir dans la plupart des espaces de marchĂ© existants – les OcĂ©ans rouges. Les progrès technologiques ont nettement amĂ©liorĂ© la productivitĂ©, ce qui permet aux fournisseurs de proposer une palette sans prĂ©cĂ©dent de produits et de services. Et, alors que les barrières commerciales entre pays et rĂ©gions tombent et que les informations sur les produits et les prix deviennent instantanĂ©ment disponibles dans le monde entier, les monopoles et les marchĂ©s de niche sont en voie de disparition. Dans le mĂŞme temps, il y a peu de chance que la demande augmente, au moins dans les pays dĂ©veloppĂ©s, oĂą des statistiques des Nations unies soulignent mĂŞme une baisse dĂ©mographique. RĂ©sultat : dans un nombre croissant de secteurs, l’offre dĂ©passe la demande.

Cette situation a inĂ©vitablement hâtĂ© la banalisation des produits et services, attisĂ© des guerres des prix et rĂ©duit les marges bĂ©nĂ©ficiaires. Plus les marques se ressemblent, plus les acheteurs choisissent en fonction du prix. Dans les secteurs saturĂ©s, il devient de plus en plus difficile de diffĂ©rencier les marques, aussi bien en pĂ©riode de reprise Ă©conomique qu’en pĂ©riode de rĂ©cession. Cela vaut Ă©galement pour les services.

Le paradoxe de la stratĂ©gie

HĂ©las, la plupart des entreprises semblent coincĂ©es dans leur OcĂ©an rouge. En Ă©tudiant les nouvelles activitĂ©s lancĂ©es par 108 sociĂ©tĂ©s, nous avons constatĂ© que 86 % d’entre elles Ă©taient des extensions de gamme – des amĂ©liorations incrĂ©mentielles d’offres existantes dans le secteur â€“ et que 14 % seulement visaient Ă  crĂ©er des secteurs ou des marchĂ©s nouveaux. Si les extensions de gamme Ă©taient Ă  l’origine de 62 % du chiffre d’affaires total, elles ne reprĂ©sentent que 39 % du bĂ©nĂ©fice total. En revanche, les 14 % investis dans la crĂ©ation de secteurs et de marchĂ©s nouveaux reprĂ©sentaient 38 % du chiffre d’affaires et pas moins de 61 % du bĂ©nĂ©fice total.

Alors, pourquoi ce dĂ©sĂ©quilibre spectaculaire en faveur des OcĂ©ans rouges ? En partie parce que la stratĂ©gie d’entreprise est issue de la stratĂ©gie militaire et en subit la lourde influence. Son langage mĂŞme est profondĂ©ment imprĂ©gnĂ© de rĂ©fĂ©rences militaires – en anglais, les « chief executive “officers” Â» siègent dans des « headquarters Â» et, mĂŞme en français, les « troupes Â» se prĂ©parent Ă  « monter au front Â». Ainsi dĂ©crite, la stratĂ©gie relève entièrement de la concurrence des OcĂ©ans rouges. Elle consiste Ă  affronter un adversaire et Ă  l’évincer d’un champ de bataille dĂ©limitĂ©. La stratĂ©gie OcĂ©an bleu, au contraire, consiste Ă  exercer ses activitĂ©s lĂ  oĂą il n’y a pas de concurrent, Ă  dĂ©couvrir un nouveau territoire plutĂ´t qu’à en annexer un voisin, Ă  en partager un existant.

La tendance de la stratĂ©gie d’entreprise Ă  privilĂ©gier la victoire sur des adversaires a Ă©tĂ© exacerbĂ©e par l’essor fulgurant des groupes japonais dans les annĂ©es 1970 et 1980. Pour la première fois dans l’histoire des entreprises, les clients se dĂ©tournaient en masse des entreprises occidentales. Alors que la concurrence faisait rage sur le marchĂ© mondial, des vagues de stratĂ©gies OcĂ©an rouge sont apparues, qui assuraient toutes que, pour les entreprises, la concurrence Ă©tait la clĂ© du succès et de l’échec. Aujourd’hui, on parle rarement de stratĂ©gie sans utiliser le vocabulaire de la concurrence. L’expression « avantage concurrentiel Â» l’illustre parfaitement. Dans un monde rĂ©gi par l’avantage concurrentiel, les entreprises sont souvent poussĂ©es Ă  surpasser leurs rivales et Ă  s’emparer de parts plus grandes de l’espace de marchĂ© existant. Cela commence Ă  ĂŞtre le cas Ă©galement pour le secteur mĂ©dical.

La concurrence a, bien sĂ»r, son importance. Mais en se focalisant sur elle, chercheurs, entreprises et consultants n’ont pas tenu compte de deux aspects importants de la stratĂ©gie – et bien plus lucratifs selon les auteurs. Le premier est de trouver et de dĂ©velopper des marchĂ©s lĂ  oĂą la concurrence est faible ou nulle – les OcĂ©ans bleus â€“, le second d’exploiter et de protĂ©ger ces OcĂ©ans bleus. Ces dĂ©fis sont très diffĂ©rents de ceux sur lesquels les experts en stratĂ©gie portent l’essentiel de leur attention.

Vers une stratĂ©gie OcĂ©an bleu

Quel genre de logique stratĂ©gique employer pour guider la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus ? Afin de rĂ©pondre Ă  cette question, Kim et Mauborgne ont examinĂ© un siècle de donnĂ©es sur la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus pour y identifier des traits communs, notamment dans trois secteurs qui touchent de près au quotidien des gens : l’automobile (comment aller au travail), les ordinateurs (avec quoi travailler) et le cinĂ©ma (oĂą se distraire après le travail). Ils ont ainsi mis en lumière que :

Les OcĂ©ans bleus ne sont pas dus Ă  l’innovation technologique : La crĂ©ation d’un OcĂ©an bleu fait parfois appel Ă  une technologie de pointe, mais celle-ci n’est pas une caractĂ©ristique dĂ©terminante, mĂŞme dans des secteurs particulièrement technologiques. Dans ces trois secteurs reprĂ©sentatifs, les OcĂ©ans bleus sont rarement issus de l’innovation technologique en elle-mĂŞme ; souvent, la technologie sous-jacente existait dĂ©jĂ . MĂŞme la chaĂ®ne d’assemblage rĂ©volutionnaire de Ford avait un prĂ©cĂ©dent dans le secteur de l’abattage en AmĂ©rique. Comme ceux de l’industrie automobile, les OcĂ©ans bleus de l’informatique ne sont pas nĂ©s de l’innovation technologique seule, mais d’un lien Ă©tabli entre la technologie et ce qui comptait pour les acheteurs. Comme avec l’IBM 650 et le serveur PC Compaq, cela impliquait souvent de simplifier la technologie.

Les OcĂ©ans bleus sont souvent crĂ©Ă©s par des acteurs Ă©tablis – en gĂ©nĂ©ral au sein mĂŞme de leur cĹ“ur de mĂ©tier :GM, les constructeurs japonais et Chrysler Ă©taient dĂ©jĂ  des acteurs Ă©tablis quand ils ont crĂ©Ă© des OcĂ©ans bleus dans l’industrie automobile. Tout comme CTR et sa rĂ©incarnation, IBM, ainsi que Compaq dans l’informatique. Et l’on peut en dire autant des « palace theaters Â» et d’AMC dans l’industrie du spectacle. Parmi les entreprises rĂ©pertoriĂ©es, seules Ford, Apple, Dell et Nickelodeon Ă©taient de nouveaux entrants dans leur secteur ; les trois premiers Ă©taient des start-ups, le quatrième Ă©tait un acteur Ă©tabli entrant dans un secteur nouveau pour lui. Cela suggère que les acteurs installĂ©s ne sont pas dĂ©savantagĂ©s. De plus, les OcĂ©ans bleus crĂ©Ă©s par des acteurs installĂ©s se sont en gĂ©nĂ©ral dĂ©veloppĂ©s au sein de leur cĹ“ur de mĂ©tier. En fait, la plupart des OcĂ©ans bleus sont crĂ©Ă©s depuis l’intĂ©rieur mĂŞme des OcĂ©ans rouges des secteurs existants, et non au-delĂ . Ce qui remet en cause l’idĂ©e selon laquelle les nouveaux marchĂ©s se trouvent dans des eaux lointaines. Dans tous les secteurs, les OcĂ©ans bleus sont juste Ă  cĂ´tĂ© de vous.

L’entreprise et le secteur d’activitĂ© ne sont pas les bonnes unitĂ©s d’analyse : Les unitĂ©s traditionnelles de l’analyse stratĂ©gique – l’entreprise et le secteur d’activitĂ© â€“ n’expliquent pas bien comment et pourquoi des OcĂ©ans bleus sont crĂ©Ă©s. Aucune entreprise n’est constamment excellente ; une mĂŞme entreprise peut ĂŞtre brillante Ă  une Ă©poque et dĂ©faillante Ă  une autre. Toute entreprise alterne progressions et rĂ©gressions au fil du temps. De mĂŞme, les secteurs ne sont pas perpĂ©tuellement excellents ; leur attractivitĂ© relative dĂ©pend en grande partie de la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus en leur sein. L’unitĂ© d’analyse la plus appropriĂ©e pour expliquer la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus est l’avancĂ©e stratĂ©gique – l’ensemble des actions et des dĂ©cisions managĂ©riales qui concourent Ă  l’élaboration d’une offre commerciale forte, capable de crĂ©er un marchĂ©. Nombreux sont ceux qui considèrent par exemple que Compaq a « Ă©chouĂ© Â» parce qu’il a Ă©tĂ© rachetĂ© par Hewlett-Packard en 2001 et a cessĂ© d’exister en tant qu’entreprise. Mais son sort ultime n’invalide en rien l’avancĂ©e stratĂ©gique habile qui a conduit Ă  la crĂ©ation d’un marchĂ© pesant plusieurs milliards, celui des serveurs pour PC ; une avancĂ©e qui a Ă©tĂ© une des causes essentielles du puissant retour de l’entreprise dans les annĂ©es 1990.

La crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus façonne des marques : La stratĂ©gie OcĂ©an bleu est si puissante qu’une avancĂ©e stratĂ©gique de cette nature est capable de crĂ©er un capital de marque qui durera des dĂ©cennies. Presque toutes les entreprises mentionnĂ©es dans leur ouvrage doivent en grande partie leur rĂ©putation aux OcĂ©ans bleus qu’elles ont crĂ©Ă©s il y a bien longtemps. Rares sont nos contemporains en âge de se souvenir du jour de 1908 oĂą la première Model T a quittĂ© la chaĂ®ne d’assemblage de Henry Ford, mais ce fut une avancĂ©e stratĂ©gique dont l’entreprise bĂ©nĂ©ficie encore aujourd’hui. IBM, elle aussi, est souvent considĂ©rĂ©e comme une « institution amĂ©ricaine Â» en grande partie grâce aux OcĂ©ans bleus qu’elle a crĂ©Ă©s dans l’informatique ; la sĂ©rie 360 Ă©tait sa Model T.

Ces découvertes sont encourageantes pour les dirigeants de groupes ou entreprises établis, traditionnellement considérés comme les victimes de la création d’un nouvel espace de marché. Elles révèlent que d’importants budgets de recherche et développement ne sont pas la clé pour créer de nouveaux espaces de marché. La clé est d’accomplir les bonnes avancées stratégiques. De plus, les entreprises qui savent ce qui entraîne une bonne avancée stratégique seront bien placées pour créer de multiples Océans bleus au fil du temps, et ainsi continuer de dégager une croissance et des profits élevés de manière durable. Autrement dit, la création d’Océans bleus est le produit d’une stratégie et, en tant que tel, surtout celui d’une action managériale.

Les caractĂ©ristiques distinctives

Cette Ă©tude fait apparaĂ®tre plusieurs caractĂ©ristiques communes aux avancĂ©es stratĂ©giques qui sont Ă  l’origine d’OcĂ©ans bleus, et notamment que les crĂ©ateurs d’OcĂ©ans bleus, contrairement aux entreprises qui suivent les règles traditionnelles, ne prennent jamais leurs concurrents pour rĂ©fĂ©rence. Ils prĂ©fèrent leur faire perdre toute pertinence en suscitant un bond en avant de la valeur Ă  la fois pour les acheteurs et pour l’entreprise elle-mĂŞme.

L’aspect le plus important de la stratĂ©gie OcĂ©an bleu est peut-ĂŞtre qu’elle rejette le postulat fondamental de la stratĂ©gie conventionnelle : la nĂ©cessitĂ© d’un arbitrage entre coĂ»t et valeur. Selon cette thèse, les entreprises peuvent soit crĂ©er plus de valeur pour les clients Ă  un coĂ»t plus Ă©levĂ©, soit crĂ©er une valeur raisonnable Ă  un coĂ»t moins Ă©levĂ©. Autrement dit, la stratĂ©gie consisterait essentiellement Ă  choisir entre diffĂ©renciation et faible coĂ»t. En ce qui concerne la crĂ©ation d’OcĂ©ans bleus, les indices montrent que les entreprises qui rĂ©ussissent poursuivent simultanĂ©ment la diffĂ©renciation et les coĂ»ts bas.

Pour voir comment elles s’y prennent, reprenons l’exemple du Cirque du Soleil. Ă€ leurs dĂ©buts, les cirques s’efforçaient de se mesurer les uns aux autres et d’obtenir la plus grande part possible d’une demande qui se rĂ©duisait, en ajustant leurs spectacles traditionnels. Pour cela, ils tentaient notamment de s’assurer les services de clowns et de dompteurs de lions toujours plus nombreux et plus connus, ce qui augmentait leur structure de coĂ»t sans changer grand-chose Ă  l’expĂ©rience vĂ©cue par le spectateur. Ainsi, les coĂ»ts augmentaient mais pas les recettes, alors que la demande globale du cirque ne cessait de dĂ©cliner. C’est alors qu’entre en scène le Cirque du Soleil. Au lieu de suivre la logique traditionnelle et de chercher Ă  surpasser ses concurrents avec une meilleure solution au problème donnĂ© – crĂ©er un cirque qui provoque encore plus de rires et de frissons â€“ il a redĂ©fini le problème lui-mĂŞme en offrant au public le rire et le frisson du cirque en mĂŞme temps que le raffinement intellectuel et la richesse artistique du théâtre.

Pour concevoir des spectacles rĂ©pondant Ă  ces deux exigences, le Cirque du Soleil a dĂ» rĂ©examiner les composantes de l’offre du cirque traditionnel. L’entreprise s’est aperçue que de nombreux Ă©lĂ©ments considĂ©rĂ©s comme nĂ©cessaires Ă  l’amusement et au frisson propres au cirque ne l’étaient pas et que, souvent, ils coĂ»taient cher. Par exemple, la plupart des cirques montrent des numĂ©ros avec des animaux. Ceux-ci sont un lourd fardeau Ă©conomique : il faut financer non seulement les animaux mais aussi leur dressage, les soins vĂ©tĂ©rinaires, les cages, l’assurance et le transport. Or, le Cirque du Soleil a dĂ©couvert que l’appĂ©tence pour les spectacles animaliers dĂ©clinait Ă  grande vitesse chez un public inquiet des traitements infligĂ©s aux animaux de cirque et de l’éthique des spectacles qui les exhibent. De mĂŞme, alors que les cirques traditionnels prĂ©sentaient leurs artistes comme des cĂ©lĂ©britĂ©s, le public ne considĂ©rait plus ceux-ci comme des vedettes, en tout cas pas au sens hollywoodien du terme. Le Cirque du Soleil a aussi renoncĂ© aux spectacles traditionnels Ă  trois pistes. Non seulement ils troublaient les spectateurs, obligĂ©s de porter leur regard d’une piste Ă  une autre, mais ils exigeaient un plus grand nombre d’artistes, ce qui pesait Ă©videmment sur les coĂ»ts. Quant aux ventes de friandises dans les allĂ©es, mĂŞme si elles semblaient ĂŞtre un bon moyen d’augmenter les recettes, les tarifs pratiquĂ©s Ă©taient prohibitifs et donnaient aux parents l’impression de se faire escroquer.

Le Cirque du Soleil s’est aperçu que le charme durable du cirque traditionnel tenait Ă  seulement trois facteurs : les clowns, le chapiteau et les numĂ©ros d’acrobatie classiques. Il a donc gardĂ© les clowns tout en substituant Ă  leur humour tarte Ă  la crème un style plus enchanteur et raffinĂ©. Il a donnĂ© du glamour au chapiteau, abandonnĂ© par de nombreux cirques au profit de salles de location. Conscient que le chapiteau, symbole classique du cirque, en incarnait mieux que toute autre chose la magie, il a optĂ© pour une splendide dĂ©coration extĂ©rieure et un haut niveau de confort pour le public. Finis la sciure de bois et les bancs rigides. Les acrobates et autres artistes palpitants ont Ă©tĂ© conservĂ©s, mais leur rĂ´le a Ă©tĂ© rĂ©duit et une touche artistique a accru l’élĂ©gance de leurs numĂ©ros. Alors mĂŞme qu’il se dĂ©barrassait de certaines des offres traditionnelles du cirque, le Cirque du Soleil a empruntĂ© de nouveaux Ă©lĂ©ments au monde du théâtre. Par exemple, Ă  la diffĂ©rence des cirques traditionnels dont le programme est formĂ© de numĂ©ros simplement juxtaposĂ©s, chacune de ses crĂ©ations ressemble Ă  une reprĂ©sentation théâtrale avec un thème et un scĂ©nario. Bien qu’intentionnellement vagues, les thèmes apportent aux reprĂ©sentations une harmonie et un Ă©lĂ©ment intellectuel. Le Cirque du Soleil emprunte aussi des idĂ©es aux spectacles de Broadway. Par exemple, au lieu de monter un spectacle « une fois pour toutes Â», il monte de multiples spectacles reposant sur des thèmes et des scĂ©narios diffĂ©rents. Comme Ă  Broadway encore, chaque spectacle a sa propre bande originale ; c’est elle qui pilote le spectacle, l’éclairage et le chronomĂ©trage des numĂ©ros, et non l’inverse. Les spectacles comprennent des danses abstraites et spirituelles, selon une idĂ©e empruntĂ©e au théâtre et au ballet. Le Cirque du Soleil a ainsi crĂ©Ă© des spectacles extrĂŞmement sophistiquĂ©s. Et en programmant des spectacles multiples, il donne au public une raison de revenir plus souvent, ce qui augmente ses recettes. Le Cirque du Soleil offre Ă  la fois le meilleur du cirque et le meilleur du théâtre. Et en se dĂ©barrassant de certains des Ă©lĂ©ments les plus onĂ©reux du cirque, il a pu rĂ©duire de façon spectaculaire sa structure de coĂ»ts, parvenant Ă  la fois Ă  la diffĂ©renciation et aux coĂ»ts bas.

Une entreprise qui rĂ©duit ses coĂ»ts tout en augmentant sa valeur pour les acheteurs peut parvenir Ă  un bond en avant de la valeur pour elle-mĂŞme et ses clients. Comme la valeur pour les acheteurs dĂ©coule de l’utilitĂ© et du prix proposĂ©s par une entreprise, et que celle-ci dĂ©gage de la valeur pour elle-mĂŞme grâce Ă  la structure de coĂ»ts et au prix, on parvient Ă  une stratĂ©gie OcĂ©an bleu seulement si le système entier d’une entreprise – utilitĂ©, prix et coĂ»t â€“ est convenablement alignĂ©. C’est cette approche systĂ©mique qui fait de la crĂ©ation d’un OcĂ©an bleu une stratĂ©gie durable. La stratĂ©gie OcĂ©an bleu intègre tout l’éventail des activitĂ©s fonctionnelles et opĂ©rationnelles de l’entreprise.

Le refus d’un arbitrage entre coĂ»ts bas et diffĂ©renciation implique un changement fondamental de mentalitĂ© stratĂ©gique – si fondamental qu’on ne saurait trop insister. Selon le postulat de l’OcĂ©an rouge, les conditions structurelles du secteur sont ce qu’elles sont et les entreprises sont obligĂ©es d’y circonscrire leur activitĂ©. Ce postulat repose sur une vision intellectuelle du monde que les thĂ©oriciens appellent la vision structuraliste ou le dĂ©terminisme environnemental. Selon cette vision, la plupart des entreprises et des managers sont Ă  la merci de forces Ă©conomiques qui les dĂ©passent. Les stratĂ©gies OcĂ©an bleu, au contraire, reposent sur une vision du monde selon laquelle les frontières du marchĂ© et les secteurs d’activitĂ© peuvent ĂŞtre redĂ©finis par les actions et les convictions des acteurs concernĂ©s. C’est ce qu’on appelle la vision reconstructionniste.

Les fondateurs du Cirque du Soleil ne se sont clairement pas sentis obligĂ©s de rester confinĂ©s Ă  l’intĂ©rieur de leur secteur. D’ailleurs, leur entreprise est-elle encore un cirque, compte tenu de tout ce qu’elle a supprimĂ©, rĂ©duit, augmentĂ© et crĂ©Ă© ? Ou bien serait-ce du théâtre ? Auquel cas, quel est son genre – comĂ©die musicale, opĂ©ra, ballet ? La magie du Cirque du Soleil est nĂ©e de la reconstruction d’élĂ©ments empruntĂ©s Ă  toutes ces alternatives. En fin de compte, le Cirque du Soleil n’est aucune d’entre elles et un peu toutes Ă  la fois. Depuis l’intĂ©rieur des OcĂ©ans rouges du théâtre et du cirque, il a crĂ©Ă© un OcĂ©an bleu dans un espace de marchĂ© qui, Ă  ce jour, n’a pas encore de nom.

Barrières Ă  l’imitation

Les entreprises qui créent des Océans bleus en tirent d’ordinaire des bénéfices sans contestation sérieuse pendant dix à quinze ans, à l’instar du Cirque du Soleil, de Home Depot, de Federal Express, de Southwest Airlines ou de CNN, pour n’en citer que quelques-unes. La raison est que la stratégie Océan bleu dresse de considérables barrières économiques et cognitives contre l’imitation.

D’abord, adopter le business model d’un créateur d’Océan bleu est plus facile à imaginer qu’à réaliser. Comme les créateurs d’Océans bleus attirent immédiatement les clients en grand nombre, ils parviennent à réaliser très vite des économies d’échelle, ce qui leur confère un avantage de coût immédiat et durable sur ceux qui voudraient les imiter. Les énormes économies d’échelle obtenues par Walmart sur ses achats ont découragé d’autres distributeurs tentés d’imiter son business model. Attirer immédiatement un grand nombre de clients peut aussi créer des externalités de réseau. Plus eBay a de clients en ligne, plus son site d’enchères devient attractif, aussi bien pour les vendeurs que pour les acheteurs, qui n’ont donc guère de raisons d’aller voir ailleurs.

Si les imitateurs potentiels se trouvent obligés de modifier le système entier de leurs activités, des jeux de pouvoir internes risquent d’entraver leur aptitude à adopter le modèle économique divergent d’une stratégie Océan bleu. Par exemple, une compagnie aérienne désireuse d’offrir la rapidité du transport aérien en même temps que la souplesse et le coût de l’automobile, comme Southwest Airlines, aurait dû apporter des modifications lourdes à ses itinéraires, sa formation, son marketing et sa tarification, sans parler de sa culture. Peu de compagnies installées étaient assez souples pour s’imposer du jour au lendemain des changements aussi considérables dans leur organisation et leur exploitation. Imiter une démarche systémique n’est pas une partie de plaisir.

Les barrières cognitives peuvent être tout aussi efficaces. Une entreprise qui propose un bond en avant de sa valeur ne tarde pas à faire parler d’elle et à attirer une clientèle fidèle. L’expérience montre que même les campagnes publicitaires les plus coûteuses ont du mal à déloger un créateur d’Océan bleu. Microsoft, par exemple, tente depuis plus de dix ans d’occuper le centre de l’Océan bleu créé par Intuit avec son logiciel de finance personnelle, Quicken. Malgré tous ses efforts et tous ses investissements, il n’a pu s’imposer comme leader du secteur.

Dans d’autres situations, les tentatives d’imitation des Océans bleus entrent en conflit avec l’image de marque existante de l’imitateur. The Body Shop, par exemple, se passe de mannequins et ne promet ni jeunesse ni beauté éternelles. Les marques de cosmétiques établies comme Estée Lauder ou L’Oréal auraient eu beaucoup de mal à l’imiter, sauf à invalider totalement leur image actuelle et à renier leur héritage, basés sur ce genre de promesses.

Constantes de l’OcĂ©an bleu

La formulation du concept est peut-ĂŞtre nouvelle, mais la stratĂ©gie OcĂ©an bleu a toujours existĂ©, que les entreprises en aient Ă©tĂ© conscientes ou pas. ConsidĂ©rez seulement le parallèle frappant entre la formule de théâtre-cirque du Cirque du Soleil et la crĂ©ation de la Ford Model T. Ă€ la fin du XIXe siècle, l’industrie automobile Ă©tait peu dĂ©veloppĂ©e et peu attrayante. En AmĂ©rique, plus de cinq cents constructeurs se battaient pour vendre de luxueux modèles faits main, qui coĂ»taient autour de 1 500 dollars et qui Ă©taient parfaitement impopulaires, hormis pour les personnes très riches. Les militants anti-automobile sabotaient les routes, encerclaient de fil de fer barbelĂ© les voitures en stationnement et organisaient des boycotts contre les automobilistes du monde des affaires et de la politique. Woodrow Wilson (vingt-huitième prĂ©sident des États-Unis) a bien exprimĂ© l’esprit de l’époque en 1906, en disant que « rien n’a davantage rĂ©pandu le sentiment socialiste que l’automobile Â». Il voyait en celle-ci « l’image de la richesse arrogante Â».

Au lieu d’essayer de dominer ses concurrents en dĂ©robant aux autres constructeurs une part de la demande existante, Ford a redĂ©fini les frontières sectorielles des automobiles et des voitures Ă  cheval pour crĂ©er un OcĂ©an bleu. Ă€ l’époque, les voitures Ă  cheval Ă©taient le principal moyen de transport local en AmĂ©rique. Elles prĂ©sentaient deux avantages sur l’automobile. Les chevaux pouvaient aisĂ©ment Ă©viter les bosses et la boue qui bloquaient les automobiles – surtout par temps de pluie ou de neige â€“ sur les routes sales. Et chevaux et charrettes Ă©taient bien plus faciles Ă  entretenir que les luxueuses automobiles de l’époque, souvent en panne, qui nĂ©cessitaient des mĂ©caniciens experts rares et chers. En ayant compris ces avantages, Henry Ford a vu qu’il pouvait rompre avec la concurrence et dĂ©verrouiller une Ă©norme demande inexploitĂ©e.

Ford prĂ©sentait la Model T comme une automobile « pour le plus grand nombre, construite avec les meilleurs matĂ©riaux Â». Ă€ l’instar du Cirque du Soleil, il a fait perdre toute pertinence Ă  la concurrence. Au lieu de crĂ©er d’élĂ©gantes limousines sur mesure pour les week-ends Ă  la campagne – luxe que peu de gens pouvaient se permettre â€“ il a construit une automobile destinĂ©e aux usages quotidiens, comme les voitures Ă  cheval. La Model T Ă©tait livrĂ©e en une seule couleur, le noir, avec peu d’accessoires en option. Elle Ă©tait fiable et durable, conçue pour voyager sans effort sur des routes sales, qu’il pleuve, qu’il neige ou que le soleil brille. Elle Ă©tait facile Ă  utiliser et Ă  rĂ©parer. Il suffisait d’une journĂ©e pour apprendre Ă  la conduire. Et, comme le Cirque du Soleil, Ford a cherchĂ© son prix en dehors de son secteur, en prenant pour rĂ©fĂ©rence les voitures Ă  cheval (400 dollars) et non les autres automobiles. En 1908, la première Model T coĂ»tait 850 dollars ; son prix est tombĂ© Ă  609 dollars en 1909 et Ă  290 dollars en 1924. De cette manière, Ford a converti les acheteurs de voitures Ă  cheval en acheteurs d’automobiles – tout comme le Cirque du Soleil a transformĂ© les amateurs de théâtre en spectateurs de cirque. Les ventes de la Model T ont explosĂ©. La part de marchĂ© de Ford est passĂ©e de 9 % en 1908 Ă  61 % en 1921. Et, dès 1923, la majoritĂ© des mĂ©nages amĂ©ricains possĂ©daient une automobile.

Tout en offrant à la masse des acheteurs une valeur bien plus élevée, Ford est aussi parvenu à la structure de coûts la plus basse du secteur, comme le ferait plus tard le Cirque du Soleil. En standardisant ses automobiles au maximum, avec peu d’options et des pièces interchangeables, Ford a pu se débarrasser du système industriel en vigueur, dans lequel les automobiles étaient construites par des artisans qualifiés qui, agglutinés autour d’un poste de travail, les montaient pièce par pièce du début à la fin. La chaîne d’assemblage révolutionnaire de Ford a remplacé les artisans par des travailleurs non qualifiés, chacun étant en charge d’une seule petite tâche, à réaliser vite et efficacement. Ceci a permis à Ford de construire une automobile en quatre jours (la norme de l’industrie était de 21 jours), ce qui a engendré d’énormes économies.

Océans bleus et océans rouges ont toujours coexisté et il en sera toujours ainsi. La réalité pratique impose donc aux entreprises et aux sociétés de service de comprendre la logique stratégique des uns comme des autres. Aujourd’hui, la stratégie est dominée, dans la théorie et dans la pratique, par la concurrence dans les Océans rouges, alors même que la création d’Océans bleus devient de plus en plus nécessaire pour les entreprises, y compris dans les secteurs particuliers de la santé et du médical. Il est temps de rétablir l’équilibre en répartissant mieux les efforts entre les deux Océans. Car s’il y a toujours eu des stratèges des Océans bleus, leurs stratégies étaient en grande partie inconscientes. Mais une fois que les entreprises auront compris que les stratégies de création et de conquête des Océans bleus obéissent à une logique qui n’est pas celles des stratégies Océan rouge, elles pourront, à l’avenir, créer consciemment bien plus d’Océans bleus.