(Dossier basé sur l’ouvrage anthologique Le must de la stratégie, préfacé par Gabriel Joseph-Dezaize)
Outre le magazine bimestriel, l’univers Harvard Business Review France comprend des carnets qui proposent aux cadres et aux dirigeants des conseils de management rapides et simples à mettre en œuvre, des livres de référence et des numéros spéciaux, les musts, qui déclinent une thématique en plusieurs articles rédigés par les meilleurs experts en management, RH ou stratégie. Ce premier volet de la série des Cahiers est ainsi consacré à un sujet crucial pour toutes les entreprises en quête de sens dans un monde turbulent : la stratégie. Les articles sélectionnés pour ce « must » sont huit incontournables pour guider votre réflexion et préciser vos choix stratégiques, toujours aisément applicables à l’entreprise-cabinet, rédigés par les meilleurs spécialistes de la question, depuis la question fondamentale et finalement pas si simple « Qu’est-ce que la stratégie ? » jusqu’à sa mise en œuvre.
IV. La stratégie Océan Bleu (W. Chan Kim & Renée Mauborgne)
W. Chan Kim et Renée Mauborgne sont tous deux professeurs de stratégie et de management international à l’Insead de Fontainebleau, en France, où ils codirigent également le Blue Ocean Strategy Institute. Cet article est inspiré de leur ouvrage « Stratégie Océan bleu. Comment créer de nouveaux espaces stratégiques ».
S’engager sur un secteur d’activité saturé n’est pas la meilleure façon de s’assurer une belle performance. La véritable opportunité consiste à créer des Océans bleus, des espaces de marché non exploités. Guy Laliberté par exemple, a été accordéoniste, échassier et cracheur de feu ; il a créé l’un des plus grands produits culturels d’exportation du Canada, le Cirque du Soleil. Fondé en 1984 par un groupe d’artistes de rue, le Cirque du Soleil a mis en scène des dizaines de spectacles produits devant plus de 40 millions de personnes dans 90 villes du monde. Vingt ans lui ont suffi pour parvenir à un chiffre d’affaires que Ringling Bros. et Barnum & Bailey – les plus grands cirques du monde – avaient mis plus d’un siècle à atteindre.
La rapide croissance du Cirque du Soleil est intervenue dans un contexte improbable. Le cirque était (et demeure) une activité en déclin. De plus en plus, d’autres formes de spectacle lui faisaient de l’ombre. Les enfants, qui forment le gros de son public, lui préféraient la PlayStation. Et puis, poussée par des groupes de protection des animaux, l’opinion commençait à contester les ménageries, traditionnellement partie intégrante du cirque. Côté offre, Ringling et les autres cirques mettaient en avant, pour attirer les foules, des artistes vedettes qui étaient souvent en mesure de dicter leurs conditions. Le secteur subissait donc une baisse de sa fréquentation et une hausse de ses coûts. Qui plus est, tout nouvel entrant dans ce métier devait affronter un redoutable concurrent installé qui était la référence du secteur depuis près d’un siècle. Comment le Cirque du Soleil a-t-il pu être rentable et multiplier ses recettes par 22 du milieu des années 1990 au milieu des années 2000 dans un contexte aussi morose ? Le slogan adopté pour l’un de ses premiers spectacles est révélateur : « Nous réinventons le cirque. » Le Cirque du Soleil n’a pas cherché à faire de l’argent en se battant au sein du secteur tel qu’il existait ou en volant des clients à Ringling et aux autres. Il a préféré créer un espace de marché inexploité où la concurrence serait sans objet. Il a attiré une clientèle nouvelle qui, traditionnellement, ne fréquentait pas ce secteur – une clientèle constituée d’adultes et de clients d’entreprises qui s’étaient tournés vers le théâtre, l’opéra, le ballet et donc prêts à payer plusieurs fois le prix d’un billet de cirque classique pour vivre une expérience sans précédent.
Pour comprendre la réussite du Cirque du Soleil, il faut avoir conscience que l’univers économique comporte deux types d’espaces distincts, que Kim et Mauborgne appellent Océans bleus et Océans rouges. Les Océans rouges représentent tous les secteurs d’activité existant aujourd’hui – l’espace de marché tel que nous le connaissons. Dans les Océans rouges, les frontières des secteurs sont définies et admises, les règles du jeu concurrentiel sont bien connues. Dans ces Océans rouges, les entreprises tentent de surpasser leurs rivales afin de s’emparer d’une part plus large de la demande existante. Plus l’espace est saturé, plus les perspectives de profit et de croissance se réduisent. Les produits se banalisent et la concurrence croissante ensanglante les eaux.
Les Océans bleus désignent tous les secteurs d’activité qui n’existent pas aujourd’hui – l’espace de marché inconnu, vierge de toute concurrence. Dans les Océans bleus, on crée la demande au lieu de se la disputer. Les opportunités pour une croissance à la fois rentable et rapide y sont nombreuses. Il existe deux moyens de créer des Océans bleus. Dans certains cas, les entreprises peuvent donner naissance à des secteurs complètement nouveaux, comme eBay avec les ventes aux enchères en ligne. Mais, dans la plupart des cas, la création d’un Océan bleu intervient depuis l’intérieur d’un Océan rouge, lorsqu’une entreprise change les frontières d’un secteur existant. C’est ce qu’a fait le Cirque du Soleil. En franchissant la frontière qui sépare traditionnellement le cirque et le théâtre, il a créé un Océan bleu nouveau et profitable depuis l’intérieur de l’Océan rouge du secteur du cirque. Le Cirque du Soleil n’est que l’une des 150 créations d’Océans bleus que les auteurs ont étudiées, dans plus de trente secteurs, à l’aide de données sur un siècle. L’étude de ces données a révélé un phénomène récurrent dans les réflexions stratégiques préludant à la création de secteurs et de marchés nouveaux – ce qu’ils nomment la stratégie Océan bleu. La logique qui sous-tend la stratégie Océan bleu rompt avec les modèles traditionnels centrés sur la concurrence au sein d’un espace de marché existant. On pourrait même soutenir que si tant d’entreprises ont du mal à s’affranchir de la concurrence, c’est parce que leurs dirigeants n’ont pas compris ce qui distingue la stratégie Océan rouge de la stratégie Océan bleu.
Cet article présente le concept de stratégie Océan bleu et décrit ses caractéristiques propres. Il évalue les conséquences de ces Océans bleus en termes de profit et de croissance et les raisons pour lesquelles leur création sera, à l’avenir, de plus en plus essentielle pour les entreprises.
Océans bleus et Océans rouges
MĂŞme si le terme est nouveau, les OcĂ©ans bleus existent depuis toujours. Regardez cent ans en arrière : des secteurs aussi fondamentaux que l’automobile, l’industrie musicale, l’aviation, la pĂ©trochimie, l’industrie pharmaceutique et le conseil en management Ă©taient inconnus ou avaient juste commencĂ© Ă Ă©merger. Remontez seulement quarante ans en arrière et posez-vous la mĂŞme question. LĂ encore, il y a plĂ©thore de secteurs qui valent aujourd’hui plusieurs milliards : fonds communs de placement (ou fonds mutuels), tĂ©lĂ©phones mobiles, biotechnologies, distribution discount, livraison rapide de colis, vidĂ©o Ă domicile… Il y a seulement quatre dĂ©cennies, aucun de ces secteurs n’avait d’existence significative.
La stratégie Océan bleu consiste à exercer ses activités là où il n’y a pas de concurrent. Elle a pour but de créer un territoire nouveau, non de partager un territoire existant. Autrement dit, à se demander combien de secteurs inconnus aujourd’hui existeront dans vingt ou trente ans. Si le passé a la moindre vertu prédictive, la réponse est : beaucoup. Les entreprises ont une énorme capacité à créer de nouveaux secteurs et à réinventer ceux qui existent. Un constat qu’ont illustré les profonds changements appliqués à la classification des secteurs. Le système Standard Industrial Classification (SIC), qui datait d’un demi-siècle, a été remplacé en 1997 par le NAICS, North American Industry Classification System (l’équivalent de la nomenclature des activités françaises – NAF – et de la nomenclature statistique des activités économiques de la communauté européenne – NACE –). Le nouveau système a fait passer de dix à vingt le nombre de secteurs pour rendre compte de la conquête de nouveaux territoires de l’économie – les Océans bleus. Le secteur des services de l’ancien système, par exemple, a laissé place à sept secteurs, qui vont de l’information à la santé en passant par l’aide sociale. Ces systèmes de classification étant conçus dans un but de standardisation et de continuité, une telle évolution montre combien la création d’Océans bleus a été importante pour la croissance économique.
Il semble clair que les Océans bleus demeureront le moteur de la croissance dans l’avenir. Les perspectives ne cessent de rétrécir dans la plupart des espaces de marché existants – les Océans rouges. Les progrès technologiques ont nettement amélioré la productivité, ce qui permet aux fournisseurs de proposer une palette sans précédent de produits et de services. Et, alors que les barrières commerciales entre pays et régions tombent et que les informations sur les produits et les prix deviennent instantanément disponibles dans le monde entier, les monopoles et les marchés de niche sont en voie de disparition. Dans le même temps, il y a peu de chance que la demande augmente, au moins dans les pays développés, où des statistiques des Nations unies soulignent même une baisse démographique. Résultat : dans un nombre croissant de secteurs, l’offre dépasse la demande.
Cette situation a inévitablement hâté la banalisation des produits et services, attisé des guerres des prix et réduit les marges bénéficiaires. Plus les marques se ressemblent, plus les acheteurs choisissent en fonction du prix. Dans les secteurs saturés, il devient de plus en plus difficile de différencier les marques, aussi bien en période de reprise économique qu’en période de récession. Cela vaut également pour les services.
Le paradoxe de la stratégie
Hélas, la plupart des entreprises semblent coincées dans leur Océan rouge. En étudiant les nouvelles activités lancées par 108 sociétés, nous avons constaté que 86 % d’entre elles étaient des extensions de gamme – des améliorations incrémentielles d’offres existantes dans le secteur – et que 14 % seulement visaient à créer des secteurs ou des marchés nouveaux. Si les extensions de gamme étaient à l’origine de 62 % du chiffre d’affaires total, elles ne représentent que 39 % du bénéfice total. En revanche, les 14 % investis dans la création de secteurs et de marchés nouveaux représentaient 38 % du chiffre d’affaires et pas moins de 61 % du bénéfice total.
Alors, pourquoi ce déséquilibre spectaculaire en faveur des Océans rouges ? En partie parce que la stratégie d’entreprise est issue de la stratégie militaire et en subit la lourde influence. Son langage même est profondément imprégné de références militaires – en anglais, les « chief executive “officers” » siègent dans des « headquarters » et, même en français, les « troupes » se préparent à « monter au front ». Ainsi décrite, la stratégie relève entièrement de la concurrence des Océans rouges. Elle consiste à affronter un adversaire et à l’évincer d’un champ de bataille délimité. La stratégie Océan bleu, au contraire, consiste à exercer ses activités là où il n’y a pas de concurrent, à découvrir un nouveau territoire plutôt qu’à en annexer un voisin, à en partager un existant.
La tendance de la stratégie d’entreprise à privilégier la victoire sur des adversaires a été exacerbée par l’essor fulgurant des groupes japonais dans les années 1970 et 1980. Pour la première fois dans l’histoire des entreprises, les clients se détournaient en masse des entreprises occidentales. Alors que la concurrence faisait rage sur le marché mondial, des vagues de stratégies Océan rouge sont apparues, qui assuraient toutes que, pour les entreprises, la concurrence était la clé du succès et de l’échec. Aujourd’hui, on parle rarement de stratégie sans utiliser le vocabulaire de la concurrence. L’expression « avantage concurrentiel » l’illustre parfaitement. Dans un monde régi par l’avantage concurrentiel, les entreprises sont souvent poussées à surpasser leurs rivales et à s’emparer de parts plus grandes de l’espace de marché existant. Cela commence à être le cas également pour le secteur médical.
La concurrence a, bien sûr, son importance. Mais en se focalisant sur elle, chercheurs, entreprises et consultants n’ont pas tenu compte de deux aspects importants de la stratégie – et bien plus lucratifs selon les auteurs. Le premier est de trouver et de développer des marchés là où la concurrence est faible ou nulle – les Océans bleus –, le second d’exploiter et de protéger ces Océans bleus. Ces défis sont très différents de ceux sur lesquels les experts en stratégie portent l’essentiel de leur attention.
Vers une stratégie Océan bleu
Quel genre de logique stratégique employer pour guider la création d’Océans bleus ? Afin de répondre à cette question, Kim et Mauborgne ont examiné un siècle de données sur la création d’Océans bleus pour y identifier des traits communs, notamment dans trois secteurs qui touchent de près au quotidien des gens : l’automobile (comment aller au travail), les ordinateurs (avec quoi travailler) et le cinéma (où se distraire après le travail). Ils ont ainsi mis en lumière que :
Les Océans bleus ne sont pas dus à l’innovation technologique : La création d’un Océan bleu fait parfois appel à une technologie de pointe, mais celle-ci n’est pas une caractéristique déterminante, même dans des secteurs particulièrement technologiques. Dans ces trois secteurs représentatifs, les Océans bleus sont rarement issus de l’innovation technologique en elle-même ; souvent, la technologie sous-jacente existait déjà . Même la chaîne d’assemblage révolutionnaire de Ford avait un précédent dans le secteur de l’abattage en Amérique. Comme ceux de l’industrie automobile, les Océans bleus de l’informatique ne sont pas nés de l’innovation technologique seule, mais d’un lien établi entre la technologie et ce qui comptait pour les acheteurs. Comme avec l’IBM 650 et le serveur PC Compaq, cela impliquait souvent de simplifier la technologie.
Les Océans bleus sont souvent créés par des acteurs établis – en général au sein même de leur cœur de métier :GM, les constructeurs japonais et Chrysler étaient déjà des acteurs établis quand ils ont créé des Océans bleus dans l’industrie automobile. Tout comme CTR et sa réincarnation, IBM, ainsi que Compaq dans l’informatique. Et l’on peut en dire autant des « palace theaters » et d’AMC dans l’industrie du spectacle. Parmi les entreprises répertoriées, seules Ford, Apple, Dell et Nickelodeon étaient de nouveaux entrants dans leur secteur ; les trois premiers étaient des start-ups, le quatrième était un acteur établi entrant dans un secteur nouveau pour lui. Cela suggère que les acteurs installés ne sont pas désavantagés. De plus, les Océans bleus créés par des acteurs installés se sont en général développés au sein de leur cœur de métier. En fait, la plupart des Océans bleus sont créés depuis l’intérieur même des Océans rouges des secteurs existants, et non au-delà . Ce qui remet en cause l’idée selon laquelle les nouveaux marchés se trouvent dans des eaux lointaines. Dans tous les secteurs, les Océans bleus sont juste à côté de vous.
L’entreprise et le secteur d’activité ne sont pas les bonnes unités d’analyse : Les unités traditionnelles de l’analyse stratégique – l’entreprise et le secteur d’activité – n’expliquent pas bien comment et pourquoi des Océans bleus sont créés. Aucune entreprise n’est constamment excellente ; une même entreprise peut être brillante à une époque et défaillante à une autre. Toute entreprise alterne progressions et régressions au fil du temps. De même, les secteurs ne sont pas perpétuellement excellents ; leur attractivité relative dépend en grande partie de la création d’Océans bleus en leur sein. L’unité d’analyse la plus appropriée pour expliquer la création d’Océans bleus est l’avancée stratégique – l’ensemble des actions et des décisions managériales qui concourent à l’élaboration d’une offre commerciale forte, capable de créer un marché. Nombreux sont ceux qui considèrent par exemple que Compaq a « échoué » parce qu’il a été racheté par Hewlett-Packard en 2001 et a cessé d’exister en tant qu’entreprise. Mais son sort ultime n’invalide en rien l’avancée stratégique habile qui a conduit à la création d’un marché pesant plusieurs milliards, celui des serveurs pour PC ; une avancée qui a été une des causes essentielles du puissant retour de l’entreprise dans les années 1990.
La création d’Océans bleus façonne des marques : La stratégie Océan bleu est si puissante qu’une avancée stratégique de cette nature est capable de créer un capital de marque qui durera des décennies. Presque toutes les entreprises mentionnées dans leur ouvrage doivent en grande partie leur réputation aux Océans bleus qu’elles ont créés il y a bien longtemps. Rares sont nos contemporains en âge de se souvenir du jour de 1908 où la première Model T a quitté la chaîne d’assemblage de Henry Ford, mais ce fut une avancée stratégique dont l’entreprise bénéficie encore aujourd’hui. IBM, elle aussi, est souvent considérée comme une « institution américaine » en grande partie grâce aux Océans bleus qu’elle a créés dans l’informatique ; la série 360 était sa Model T.
Ces découvertes sont encourageantes pour les dirigeants de groupes ou entreprises établis, traditionnellement considérés comme les victimes de la création d’un nouvel espace de marché. Elles révèlent que d’importants budgets de recherche et développement ne sont pas la clé pour créer de nouveaux espaces de marché. La clé est d’accomplir les bonnes avancées stratégiques. De plus, les entreprises qui savent ce qui entraîne une bonne avancée stratégique seront bien placées pour créer de multiples Océans bleus au fil du temps, et ainsi continuer de dégager une croissance et des profits élevés de manière durable. Autrement dit, la création d’Océans bleus est le produit d’une stratégie et, en tant que tel, surtout celui d’une action managériale.
Les caractéristiques distinctives
Cette étude fait apparaître plusieurs caractéristiques communes aux avancées stratégiques qui sont à l’origine d’Océans bleus, et notamment que les créateurs d’Océans bleus, contrairement aux entreprises qui suivent les règles traditionnelles, ne prennent jamais leurs concurrents pour référence. Ils préfèrent leur faire perdre toute pertinence en suscitant un bond en avant de la valeur à la fois pour les acheteurs et pour l’entreprise elle-même.
L’aspect le plus important de la stratégie Océan bleu est peut-être qu’elle rejette le postulat fondamental de la stratégie conventionnelle : la nécessité d’un arbitrage entre coût et valeur. Selon cette thèse, les entreprises peuvent soit créer plus de valeur pour les clients à un coût plus élevé, soit créer une valeur raisonnable à un coût moins élevé. Autrement dit, la stratégie consisterait essentiellement à choisir entre différenciation et faible coût. En ce qui concerne la création d’Océans bleus, les indices montrent que les entreprises qui réussissent poursuivent simultanément la différenciation et les coûts bas.
Pour voir comment elles s’y prennent, reprenons l’exemple du Cirque du Soleil. À leurs débuts, les cirques s’efforçaient de se mesurer les uns aux autres et d’obtenir la plus grande part possible d’une demande qui se réduisait, en ajustant leurs spectacles traditionnels. Pour cela, ils tentaient notamment de s’assurer les services de clowns et de dompteurs de lions toujours plus nombreux et plus connus, ce qui augmentait leur structure de coût sans changer grand-chose à l’expérience vécue par le spectateur. Ainsi, les coûts augmentaient mais pas les recettes, alors que la demande globale du cirque ne cessait de décliner. C’est alors qu’entre en scène le Cirque du Soleil. Au lieu de suivre la logique traditionnelle et de chercher à surpasser ses concurrents avec une meilleure solution au problème donné – créer un cirque qui provoque encore plus de rires et de frissons – il a redéfini le problème lui-même en offrant au public le rire et le frisson du cirque en même temps que le raffinement intellectuel et la richesse artistique du théâtre.
Pour concevoir des spectacles répondant à ces deux exigences, le Cirque du Soleil a dû réexaminer les composantes de l’offre du cirque traditionnel. L’entreprise s’est aperçue que de nombreux éléments considérés comme nécessaires à l’amusement et au frisson propres au cirque ne l’étaient pas et que, souvent, ils coûtaient cher. Par exemple, la plupart des cirques montrent des numéros avec des animaux. Ceux-ci sont un lourd fardeau économique : il faut financer non seulement les animaux mais aussi leur dressage, les soins vétérinaires, les cages, l’assurance et le transport. Or, le Cirque du Soleil a découvert que l’appétence pour les spectacles animaliers déclinait à grande vitesse chez un public inquiet des traitements infligés aux animaux de cirque et de l’éthique des spectacles qui les exhibent. De même, alors que les cirques traditionnels présentaient leurs artistes comme des célébrités, le public ne considérait plus ceux-ci comme des vedettes, en tout cas pas au sens hollywoodien du terme. Le Cirque du Soleil a aussi renoncé aux spectacles traditionnels à trois pistes. Non seulement ils troublaient les spectateurs, obligés de porter leur regard d’une piste à une autre, mais ils exigeaient un plus grand nombre d’artistes, ce qui pesait évidemment sur les coûts. Quant aux ventes de friandises dans les allées, même si elles semblaient être un bon moyen d’augmenter les recettes, les tarifs pratiqués étaient prohibitifs et donnaient aux parents l’impression de se faire escroquer.
Le Cirque du Soleil s’est aperçu que le charme durable du cirque traditionnel tenait à seulement trois facteurs : les clowns, le chapiteau et les numéros d’acrobatie classiques. Il a donc gardé les clowns tout en substituant à leur humour tarte à la crème un style plus enchanteur et raffiné. Il a donné du glamour au chapiteau, abandonné par de nombreux cirques au profit de salles de location. Conscient que le chapiteau, symbole classique du cirque, en incarnait mieux que toute autre chose la magie, il a opté pour une splendide décoration extérieure et un haut niveau de confort pour le public. Finis la sciure de bois et les bancs rigides. Les acrobates et autres artistes palpitants ont été conservés, mais leur rôle a été réduit et une touche artistique a accru l’élégance de leurs numéros. Alors même qu’il se débarrassait de certaines des offres traditionnelles du cirque, le Cirque du Soleil a emprunté de nouveaux éléments au monde du théâtre. Par exemple, à la différence des cirques traditionnels dont le programme est formé de numéros simplement juxtaposés, chacune de ses créations ressemble à une représentation théâtrale avec un thème et un scénario. Bien qu’intentionnellement vagues, les thèmes apportent aux représentations une harmonie et un élément intellectuel. Le Cirque du Soleil emprunte aussi des idées aux spectacles de Broadway. Par exemple, au lieu de monter un spectacle « une fois pour toutes », il monte de multiples spectacles reposant sur des thèmes et des scénarios différents. Comme à Broadway encore, chaque spectacle a sa propre bande originale ; c’est elle qui pilote le spectacle, l’éclairage et le chronométrage des numéros, et non l’inverse. Les spectacles comprennent des danses abstraites et spirituelles, selon une idée empruntée au théâtre et au ballet. Le Cirque du Soleil a ainsi créé des spectacles extrêmement sophistiqués. Et en programmant des spectacles multiples, il donne au public une raison de revenir plus souvent, ce qui augmente ses recettes. Le Cirque du Soleil offre à la fois le meilleur du cirque et le meilleur du théâtre. Et en se débarrassant de certains des éléments les plus onéreux du cirque, il a pu réduire de façon spectaculaire sa structure de coûts, parvenant à la fois à la différenciation et aux coûts bas.
Une entreprise qui réduit ses coûts tout en augmentant sa valeur pour les acheteurs peut parvenir à un bond en avant de la valeur pour elle-même et ses clients. Comme la valeur pour les acheteurs découle de l’utilité et du prix proposés par une entreprise, et que celle-ci dégage de la valeur pour elle-même grâce à la structure de coûts et au prix, on parvient à une stratégie Océan bleu seulement si le système entier d’une entreprise – utilité, prix et coût – est convenablement aligné. C’est cette approche systémique qui fait de la création d’un Océan bleu une stratégie durable. La stratégie Océan bleu intègre tout l’éventail des activités fonctionnelles et opérationnelles de l’entreprise.
Le refus d’un arbitrage entre coûts bas et différenciation implique un changement fondamental de mentalité stratégique – si fondamental qu’on ne saurait trop insister. Selon le postulat de l’Océan rouge, les conditions structurelles du secteur sont ce qu’elles sont et les entreprises sont obligées d’y circonscrire leur activité. Ce postulat repose sur une vision intellectuelle du monde que les théoriciens appellent la vision structuraliste ou le déterminisme environnemental. Selon cette vision, la plupart des entreprises et des managers sont à la merci de forces économiques qui les dépassent. Les stratégies Océan bleu, au contraire, reposent sur une vision du monde selon laquelle les frontières du marché et les secteurs d’activité peuvent être redéfinis par les actions et les convictions des acteurs concernés. C’est ce qu’on appelle la vision reconstructionniste.
Les fondateurs du Cirque du Soleil ne se sont clairement pas sentis obligés de rester confinés à l’intérieur de leur secteur. D’ailleurs, leur entreprise est-elle encore un cirque, compte tenu de tout ce qu’elle a supprimé, réduit, augmenté et créé ? Ou bien serait-ce du théâtre ? Auquel cas, quel est son genre – comédie musicale, opéra, ballet ? La magie du Cirque du Soleil est née de la reconstruction d’éléments empruntés à toutes ces alternatives. En fin de compte, le Cirque du Soleil n’est aucune d’entre elles et un peu toutes à la fois. Depuis l’intérieur des Océans rouges du théâtre et du cirque, il a créé un Océan bleu dans un espace de marché qui, à ce jour, n’a pas encore de nom.
Barrières à l’imitation
Les entreprises qui créent des Océans bleus en tirent d’ordinaire des bénéfices sans contestation sérieuse pendant dix à quinze ans, à l’instar du Cirque du Soleil, de Home Depot, de Federal Express, de Southwest Airlines ou de CNN, pour n’en citer que quelques-unes. La raison est que la stratégie Océan bleu dresse de considérables barrières économiques et cognitives contre l’imitation.
D’abord, adopter le business model d’un créateur d’Océan bleu est plus facile à imaginer qu’à réaliser. Comme les créateurs d’Océans bleus attirent immédiatement les clients en grand nombre, ils parviennent à réaliser très vite des économies d’échelle, ce qui leur confère un avantage de coût immédiat et durable sur ceux qui voudraient les imiter. Les énormes économies d’échelle obtenues par Walmart sur ses achats ont découragé d’autres distributeurs tentés d’imiter son business model. Attirer immédiatement un grand nombre de clients peut aussi créer des externalités de réseau. Plus eBay a de clients en ligne, plus son site d’enchères devient attractif, aussi bien pour les vendeurs que pour les acheteurs, qui n’ont donc guère de raisons d’aller voir ailleurs.
Si les imitateurs potentiels se trouvent obligés de modifier le système entier de leurs activités, des jeux de pouvoir internes risquent d’entraver leur aptitude à adopter le modèle économique divergent d’une stratégie Océan bleu. Par exemple, une compagnie aérienne désireuse d’offrir la rapidité du transport aérien en même temps que la souplesse et le coût de l’automobile, comme Southwest Airlines, aurait dû apporter des modifications lourdes à ses itinéraires, sa formation, son marketing et sa tarification, sans parler de sa culture. Peu de compagnies installées étaient assez souples pour s’imposer du jour au lendemain des changements aussi considérables dans leur organisation et leur exploitation. Imiter une démarche systémique n’est pas une partie de plaisir.
Les barrières cognitives peuvent être tout aussi efficaces. Une entreprise qui propose un bond en avant de sa valeur ne tarde pas à faire parler d’elle et à attirer une clientèle fidèle. L’expérience montre que même les campagnes publicitaires les plus coûteuses ont du mal à déloger un créateur d’Océan bleu. Microsoft, par exemple, tente depuis plus de dix ans d’occuper le centre de l’Océan bleu créé par Intuit avec son logiciel de finance personnelle, Quicken. Malgré tous ses efforts et tous ses investissements, il n’a pu s’imposer comme leader du secteur.
Dans d’autres situations, les tentatives d’imitation des Océans bleus entrent en conflit avec l’image de marque existante de l’imitateur. The Body Shop, par exemple, se passe de mannequins et ne promet ni jeunesse ni beauté éternelles. Les marques de cosmétiques établies comme Estée Lauder ou L’Oréal auraient eu beaucoup de mal à l’imiter, sauf à invalider totalement leur image actuelle et à renier leur héritage, basés sur ce genre de promesses.
Constantes de l’Océan bleu
La formulation du concept est peut-être nouvelle, mais la stratégie Océan bleu a toujours existé, que les entreprises en aient été conscientes ou pas. Considérez seulement le parallèle frappant entre la formule de théâtre-cirque du Cirque du Soleil et la création de la Ford Model T. À la fin du XIXe siècle, l’industrie automobile était peu développée et peu attrayante. En Amérique, plus de cinq cents constructeurs se battaient pour vendre de luxueux modèles faits main, qui coûtaient autour de 1 500 dollars et qui étaient parfaitement impopulaires, hormis pour les personnes très riches. Les militants anti-automobile sabotaient les routes, encerclaient de fil de fer barbelé les voitures en stationnement et organisaient des boycotts contre les automobilistes du monde des affaires et de la politique. Woodrow Wilson (vingt-huitième président des États-Unis) a bien exprimé l’esprit de l’époque en 1906, en disant que « rien n’a davantage répandu le sentiment socialiste que l’automobile ». Il voyait en celle-ci « l’image de la richesse arrogante ».
Au lieu d’essayer de dominer ses concurrents en dérobant aux autres constructeurs une part de la demande existante, Ford a redéfini les frontières sectorielles des automobiles et des voitures à cheval pour créer un Océan bleu. À l’époque, les voitures à cheval étaient le principal moyen de transport local en Amérique. Elles présentaient deux avantages sur l’automobile. Les chevaux pouvaient aisément éviter les bosses et la boue qui bloquaient les automobiles – surtout par temps de pluie ou de neige – sur les routes sales. Et chevaux et charrettes étaient bien plus faciles à entretenir que les luxueuses automobiles de l’époque, souvent en panne, qui nécessitaient des mécaniciens experts rares et chers. En ayant compris ces avantages, Henry Ford a vu qu’il pouvait rompre avec la concurrence et déverrouiller une énorme demande inexploitée.
Ford présentait la Model T comme une automobile « pour le plus grand nombre, construite avec les meilleurs matériaux ». À l’instar du Cirque du Soleil, il a fait perdre toute pertinence à la concurrence. Au lieu de créer d’élégantes limousines sur mesure pour les week-ends à la campagne – luxe que peu de gens pouvaient se permettre – il a construit une automobile destinée aux usages quotidiens, comme les voitures à cheval. La Model T était livrée en une seule couleur, le noir, avec peu d’accessoires en option. Elle était fiable et durable, conçue pour voyager sans effort sur des routes sales, qu’il pleuve, qu’il neige ou que le soleil brille. Elle était facile à utiliser et à réparer. Il suffisait d’une journée pour apprendre à la conduire. Et, comme le Cirque du Soleil, Ford a cherché son prix en dehors de son secteur, en prenant pour référence les voitures à cheval (400 dollars) et non les autres automobiles. En 1908, la première Model T coûtait 850 dollars ; son prix est tombé à 609 dollars en 1909 et à 290 dollars en 1924. De cette manière, Ford a converti les acheteurs de voitures à cheval en acheteurs d’automobiles – tout comme le Cirque du Soleil a transformé les amateurs de théâtre en spectateurs de cirque. Les ventes de la Model T ont explosé. La part de marché de Ford est passée de 9 % en 1908 à 61 % en 1921. Et, dès 1923, la majorité des ménages américains possédaient une automobile.
Tout en offrant à la masse des acheteurs une valeur bien plus élevée, Ford est aussi parvenu à la structure de coûts la plus basse du secteur, comme le ferait plus tard le Cirque du Soleil. En standardisant ses automobiles au maximum, avec peu d’options et des pièces interchangeables, Ford a pu se débarrasser du système industriel en vigueur, dans lequel les automobiles étaient construites par des artisans qualifiés qui, agglutinés autour d’un poste de travail, les montaient pièce par pièce du début à la fin. La chaîne d’assemblage révolutionnaire de Ford a remplacé les artisans par des travailleurs non qualifiés, chacun étant en charge d’une seule petite tâche, à réaliser vite et efficacement. Ceci a permis à Ford de construire une automobile en quatre jours (la norme de l’industrie était de 21 jours), ce qui a engendré d’énormes économies.
Océans bleus et océans rouges ont toujours coexisté et il en sera toujours ainsi. La réalité pratique impose donc aux entreprises et aux sociétés de service de comprendre la logique stratégique des uns comme des autres. Aujourd’hui, la stratégie est dominée, dans la théorie et dans la pratique, par la concurrence dans les Océans rouges, alors même que la création d’Océans bleus devient de plus en plus nécessaire pour les entreprises, y compris dans les secteurs particuliers de la santé et du médical. Il est temps de rétablir l’équilibre en répartissant mieux les efforts entre les deux Océans. Car s’il y a toujours eu des stratèges des Océans bleus, leurs stratégies étaient en grande partie inconscientes. Mais une fois que les entreprises auront compris que les stratégies de création et de conquête des Océans bleus obéissent à une logique qui n’est pas celles des stratégies Océan rouge, elles pourront, à l’avenir, créer consciemment bien plus d’Océans bleus.