(Article basé sur l’ouvrage Le Management Lean par Michael Ballé et Godefroy Beauvallet)
En ces temps d’économie troublée au point que la notion de crise se pérennise, et paradoxalement de surdéveloppement des capacités et donc de la concurrence, c’est toute une génération de dirigeants, qu’il s’agisse de production et de vente de produits ou de sociétés de service, qui doit adapter sa vision stratégique à ces nouveaux défis. Le secteur médical n’est pas épargné par cet état de fait, et le management lean, pratique plus que vision ou philosophie, est l’une des solutions à ce jour les plus efficaces pour une gestion d’industrie, d’entreprise, d’administration stable et compétitive. Issue de l’industrie automobile et fruit réactionnel à la faillite de Toyota au sortir de la Seconde Guerre mondiale (qui a donc fait ses preuves, compte-tenu de la position de cette société par la suite), cette pratique qui nous vient du Japon s’est étendue à tous les secteurs et domaines professionnels et a été adaptée localement par divers spécialistes dont nos deux auteurs. Michael Ballé, docteur en sciences sociales et sciences de la connaissance et attributaire du prix Shingo, et Godefroy Beauvallet, maître de conférences et chercheur en sciences de gestion et sociologie de l’innovation, ont tous deux passé vingt ans à accompagner des dizaines d’entreprises vers cette nouvelle façon de diriger.
Le terme « lean », fondĂ© avec le concept lui-mĂŞme par deux auteurs amĂ©ricains, Jim Womack et Dan Jones, en s’appuyant sur les mĂ©thodes et la philosophie d’entreprise de Toyota, signifie en anglais « maigre », mais avec une notion de souplesse et d’agilitĂ© ne se rĂ©duisant pas Ă une Ă©conomie matĂ©rielle ou Ă une frugalitĂ© de moyens. Le lean est fondĂ© sur la cohĂ©rence, la rĂ©flexion, le dĂ©veloppement des personnes avant celui des produits et la suppression du gaspillage plutĂ´t que la privation. Il est Ă©galement fondĂ© sur la notion de changement permanent, et sur un schĂ©ma de rĂ©flexion au moindre aspect de la gestion sous forme de cycle abrĂ©gĂ© en PDCA : Planifier, DĂ©marrer, Confirmer, Ajuster, en vue de remplir trois objectifs fondamentaux : la satisfaction des clients (donc, ici, des patients), le dĂ©veloppement personnel (de l’ensemble des collaborateurs et de leur implication en termes de qualitĂ©), et l’élimination du gaspillage sous toutes ses formes (matĂ©riel ou impalpable comme le temps, l’énergie…)
Aborder le lean
Le concept fondamental du gemba
Le terme gemba en japonais dĂ©signe « le vrai lieu », le terrain rĂ©el habitĂ© de vraies personnes confrontĂ©es Ă de vraies situations, oĂą se situe une action. Aller « sur un gemba », c’est d’abord rechercher des faits, et non pas seulement des donnĂ©es. C’est apprendre Ă voir et Ă entendre rĂ©ellement, pas du haut d’une tour en termes de chiffres et de statistiques, mais sur le terrain, au contact de l’humain dans toute sa complexitĂ©, sa maladresse, sa diffĂ©rence, Ă rencontrer au sens ontologique patients, collaborateurs, confrères, impliquĂ©s dans le processus. C’est la notion fondamentale Ă intĂ©grer dans toute approche lean : le premier gemba apprivoisĂ© doit ĂŞtre celui du patient, ce qui lui convient, ce qui n’est pas acceptable, le second celui du cabinet, de l’intĂ©gralitĂ© de ses membres, et le troisième celui des fournisseurs externes (de produits ou matĂ©riel, comptables, laboratoires, collaborateurs volants…).
Regarder n’est pas voir : l’expérience montre qu’il faut au minimum vingt minutes d’appréhension d’une situation donnée pour commencer à la saisir et s’en faire une idée propre, non fondée sur ce qu’on nous en a dit ou les apparences superficielles. La situation concrète est toujours différente de l’idée que l’on s’en fait a priori, et la présence physique, l’expérience individuelle d’une situation est fondamentale dans sa compréhension. C’est la raison pour laquelle des solutions à un problème précis paraissant impeccables sur le papier s’avèrent impossible à mettre en œuvre ou ne fonctionnent pas, sans que le dirigeant, qui a formulé seul le problème en se basant sur des données et non des faits, et sans se rendre sur le gemba, ne parvienne à comprendre pourquoi. Par exemple, sur une ligne de production, l’équipe de nuit produit moitié moins que l’équipe de jour. Si l’équipe dirigeante se contente de ces chiffres « remontés » et d’un brainstorming entre managers, il pourra, sur les conseils des uns et des autres, revoir le recrutement, la formation du personnel, la gratification des membres des équipes de nuit, les horaires et les rotations pour la gestion de la fatigue, organiser des séminaires de motivation, licencier et réembaucher, et n’obtenir aucune amélioration. S’il était venu une seule fois de nuit, ou l’un de ses managers, il aurait simplement constaté que l’éclairage électrique de la chaîne est insuffisant, ce qui ralentit le travail des ouvriers même les mieux formés et les mieux payés, problème qui n’existe pas avec la lumière du jour et réglable en une heure à moindre coût. Le management lean et tous ses concepts annexes reposent essentiellement sur cette dynamique de compréhension / réaction sur les détails, petit ajustement par petit ajustement, pour d’immenses résultats. Ils reposent également sur la cohérence de cette chaîne, et sur l’idée qu’une inefficacité est rarement la faute de la personne ou du système inefficace mais d’un défaut de compréhension du problème et de formation à sa résolution. La hiérarchie n’est pas un élément pertinent dans la philosophie lean : si une chaîne directionnelle est bien évidemment indispensable et naturelle compte-tenu des différences de tâches et de responsabilités, le fonctionnement même de l’entreprise dépend de la compréhension et de l’adhésion de chacun de ses membres à la réussite de la maison-mère. Le manager est celui qui embrasse la notion de changement, d’adaptation permanente et s’assure de ce que chaque collaborateur la comprend, l’approuve et s’investit personnellement dans cette dynamique. Lorsque ce n’est pas le cas, il ne blâme pas son personnel mais son propre défaut de moyen ou de pédagogie, et s’inclut dans les ajustements et changements à produire. Il fait partie intégrante de son gemba.
La magie du produit
Avant même toute considération méthodique sur les systèmes et protocoles, il est important de comprendre que la clef du succès de l’approche lean réside dans sa finalité, qui n’est pas la réussite financière de la structure mais la satisfaction du client ou, dans le cadre d’un cabinet dentaire, du patient. Autrement dit, la démarche lean commence à la conception même du produit ou service dans cette perspective. On l’a dit, le premier gemba à cartographier est celui du patient, et il ne s’agit pas de créer une proposition qui nous paraisse, à nous, attirante, mais de créer et renouveler celle que les patients attendent réellement. Pour ce faire, monitorer et étudier avec attention les réclamations et avis négatif est un des points fondamentaux. Beaucoup de personnes ont du mal à exprimer le « pourquoi » d’un avis positif, à expliquer « pourquoi » quelque chose leur convient, voire leur plaît. En revanche, les points négatifs sont très souvent précisément ciblés et clairement formulés.
La question à se poser sans cesse sur le gemba patient est donc celle de la valeur de vos services du point de vue du patient, et c’est uniquement en se fondant sur cette connaissance de vos patients et de leurs besoins, envies et repoussoirs que vous pourrez créer les protocoles et processus permettant de les fidéliser. Le manager lean développe (et fait se développer chez ses collaborateurs sur le terrain) un réflexe primaire et presque animal formulé par deux onomatopées : le « aaaaah » de la satisfaction et le « grrrrr » du mécontentement et de l’agacement, qui doivent être identifiés et perçus pour chaque interaction à chaque étape du chaque contact avec un patient, en direct, au téléphone, par email, en situation de soins, de demande de renseignement, de retour d’expérience etc. Il n’y a aucune démarche qui puisse être efficace en termes de communication, d’attraction, de publicité si cette réaction primale des patients n’est pas comprise et expérimentée par l’ensemble des intervenants.
Le développement des personnes
L’idée qui sous-tend en réalité toute démarche lean est qu’il est impossible de développer un produit ou un service de qualité sans développer les personnes qui les conçoivent et les exploitent. La vision « idéale » d’une entreprise lean conjugue la passion et l’investissement de l’artisanat et les systèmes, protocoles et résultats de l’industrie de masse. Un processus n’est rien d’autre que la somme des individus qui y participent. Dans cette perspective, chaque personne compte, et si l’on suit l’éthique de l’artisanat, un système ou un processus ne sont pas une suite d’étapes mécaniques réalisées par l’équipe mais un groupe de professionnels utilisant ces processus et systèmes pour devenir meilleurs, plus efficaces et fournir un produit ou service supérieur. L’humain est au cœur de la démarche lean, qui proscrit la formation de masse au profit de la formation ciblée, permanente et volontaire. Cette notion de formation individuelle raisonnée et expliquée plus qu’inculquée sans compréhension du pourquoi est primordiale, le développement de chaque poste visant ultimement à l’autonomie de l’ensemble des collaborateurs, source de satisfaction des employés et d’amélioration des conditions de travail, donc des services fournis, donc de la satisfaction des patients. Au-delà de la formation, cette importance de chaque membre du cabinet, de chaque poste indépendamment des considérations hiérarchiques se retrouvera dans la pratique du Kaizen, pierre angulaire de l’esprit lean, que nous avons évoquée dans un précédent article sur lequel nous reviendrons, ainsi que dans les différentes méthodes et outils de résolution des problèmes et des crises liés à ce concept.
L’élimination du gaspillage
Ces deux premiers aspects que sont l’acquisition d’une démarche de terrain, de contact, et la focalisation sur le développement des idées et de la qualité par le développement des personnes, sont toutefois insuffisants à qualifier seuls une démarche lean. Améliorer la qualité par plus de contrôle ou le respect des délais par une augmentation des stocks vont par exemple à l’encontre du troisième élément soutenant le principe lean : l’économie, non en termes de réduction, mais en termes de suppression du gaspillage au sens large, et ce notamment via une réduction drastique du lead-time.
Pour la plupart des entreprises, y compris de service, et y compris médical ou paramédical, l’équation qui sous-tend le revenu du travail est généralement la suivante : PRIX (de la prestation, ou du produit) = COÛT + MARGE. Le calcul de base de fixation des tarifs des produits ou prestations est donc en général calculé en estimant leur coût, puis en y ajoutant la marge souhaitée, en tenant compte de la réalité de tout marché qui veut que c’est en définitive le client (ou le patient) qui décide quel prix il est prêt à payer pour ce service, entraînant une philosophie tout entière basée sur l’attractivité et la persuasion quitte à réduire sa marge ou faire grimper le coût réel (coût de base + investissements marketing pour maintenir la marge). Cela explique la plupart des difficultés des entreprises modernes et surtout une grande part de la nécessité exponentielle de développement et d’augmentation frénétique de la productivité pour simplement maintenir un bénéfice égal. Dans un cadre lean, l’équation doit être perçue dans l’autre sens : MARGE = PRIX – COÛT. Dans l’approche lean, il est dit qu’on ne décide pas du prix d’un produit ou d’un service mais qu’on le découvre : et sa fixation, de même que le montant de la marge, ne sont pas une fatalité vague dépendant « du marché » ou du prix incompressible des éléments de bases mais bien le résultat de la gestion du coût réel (incompressible + superflu ou gaspillage), et ce tant du point de vue financier qu’en termes de temps, de mobilisation de personnel ou d’espace. Il ne sert à rien d’améliorer un processus qui devrait être supprimé : le management lean, économie de moyens au sens propre comme au sens figuré, va donc se concentrer non sur la réduction des coûts à proprement parler mais sur la suppression des causes des coûts non vitaux. La démarche lean étant particulièrement cohérente, cela passe par la réduction du lead-time, fruit d’une vraie maîtrise des gembas et du développement individuel de chaque membre du personnel, un petit changement à la fois suivant la démarche du Kaizen.
En résumé, aborder le management lean revient donc en premier lieu à cartographier la situation de son cabinet, à s’investir sur le terrain et à se poser les premières bonnes questions pour chaque collaborateur :
– la confirmation : est-il en mesure de savoir s’il fait ou pas du bon travail ? Les critères, les standards de jugement sont-ils dĂ©finis, explicites et aisĂ©ment comprĂ©hensibles ? La rĂ©alitĂ© de son vĂ©cu Ă ce poste laisse-t-il suffisamment de place Ă l’autonomie, Ă la recherche spontanĂ©e d’amĂ©lioration ?
– la surcharge : les exigences et objectifs de ce poste et des processus dont cet employĂ© Ă la charge sont-ils raisonnables ? Peut-il atteindre et maintenir ce rythme sans forcer ? Est-il en sĂ©curitĂ©, dans son intĂ©gritĂ© physique comme psychologique ou affective ? La rĂ©duction de la charge de travail et de la charge mentale liĂ©e est-elle au cĹ“ur de la systĂ©matisation des tâches plus que le bĂ©nĂ©fice visĂ© ?
– l’instabilitĂ© : le rythme du travail est-il constant et cohĂ©rent ? La durĂ©e d’une mĂŞme tâche est-elle variable, la frĂ©quence irrĂ©gulière, et si oui pour quels motifs, dans quels contextes ?
– les gaspillages : combien de tâches inutiles, ce qui englobe la correction d’erreur, le travail fait en avance qui ne sera finalement pas utilisĂ© ou beaucoup plus tard, ou les dĂ©placements physiques non obligatoires, sont-elles demandĂ©es Ă cet employĂ© ? Comment cela se fait-il ?
Le lean en tant que système de travail
La démarche lean pourrait être résumée en une proposition : il s’agit d’apprendre à apprendre. L’apprentissage se fait par un va-et-vient constant entre réflexion et action. Comprendre un principe est sans intérêt s’il n’aboutit pas à une application concrète, de même qu’implémenter un système ou un processus qui fonctionne ailleurs sans s’interroger sur son principe et sa pertinence dans le gemba réel concerné est souvent synonyme d’échec et de frustration par défaut d’ajustement. Les deux questions fondamentales au cœur du management lean sont « pour qui » et « par qui », autrement dit dans le cadre du cabinet dentaire : à quels patients s’adresse-t-on ? Qui s’adresse au patient et comment ? C’est autour de ces deux questions que s’articulent donc les cinq grands principes du management lean à adapter au gemba de son secteur et de son cabinet particulier, réuni sous l’acronyme QCDSM : Qualité, Coût, Délai, Sécurité, Motivation. L’amélioration d’un paramètre au détriment d’un autre n’est pas considérée comme un progrès, c’est pourquoi ces paramètres ne sont pas hiérarchisés mais doivent être menés de front.
Sécurité des employés et satisfaction des patients
Le premier principe regroupe deux de ces grands axes car ils sont fondamentalement complémentaires : la satisfaction des clients (des patients) et la sécurité (le bien-être) des employés sont souvent des données qui fonctionnent en miroir et dépendent l’une de l’autre. Si les principes de précautions nés de l’activité plutôt industrielle des entreprises à l’origine du lean sont souvent peu pertinents dans le cadre d’une prestation de service sans manipulation ou opération d’engins et matériels dangereux, cet aspect sécuritaire englobe également les dangers plus modernes du burn-out, du stress, de la dépression professionnelle et doivent demeurer au cœur de la politique managériale du cabinet. La plupart des problèmes de ce type peuvent être résolus sans investissement matériel mais par une simple discipline systématisée de l’organisation au travail, facteur sous-estimé de stress, de débordement et de perte de motivation (au mieux) ou de marasme (au pire). Le management lean regroupe ces pratiques sécuritaires et organisationnelles sous le concept des 5S :
– Seiri = trier et Ă©liminer ce qui est inutile.
– Seiton = ranger ce qui reste
– Seiso = nettoyer et entretenir
– Seiketsu = standardiser les trois premières pratiques pour en faire un rĂ©flexe et non une activitĂ© sporadique (qui intervient donc lorsqu’il est dĂ©jĂ trop tard et non comme une constante)
– Shitsuke = monitorer l’application du système, rĂ´le dĂ©volu au management qui doit s’assurer de sa persistance et sa constance.
Attention toutefois, ce type de recommandations doit être compris et intégré pour ce qu’il est : il ne s’agit jamais de rajouter des contraintes au poste dont l’ergonomie fait l’objet d’une refonte mais bien de l’optimiser au bénéfice de l’utilisateur concerné !
Ce processus peut Ă©galement logiquement s’appliquer au traitement des rĂ©clamations et insatisfactions des patients. Dans un environnement plus Ă©quilibrĂ© et confortable, un personnel plus investi et dĂ©tendu systĂ©matisera de la mĂŞme façon la prise en compte et la gestion des mĂ©contentements et insuffisances chacun Ă son poste. Il faut en effet toujours envisager les rĂ©clamations et mĂ©contentements, qu’ils proviennent des patients ou du personnel, non comme des nuisances mais bien comme des chances de corriger des problèmes existants avant qu’ils ne se traduisent par des consĂ©quences plus graves et plus concrètes (perte de patientèle, dĂ©fection des employĂ©s, erreurs mĂ©dicales et leurs consĂ©quences juridiques et administratives…). La dimension humaniste au sens premier du terme (l’humain au centre des prĂ©occupations) du management lean se retrouve dans cet aspect, puisque c’est en comprenant et en expĂ©rimentant les gembas tant des collaborateurs que des patients que l’on peut les comprendre et en tirer les orientations Ă mettre en place pour les amĂ©liorer et parvenir au centre du schĂ©ma qui sous-tend le concept de lean tout entier :
Le « juste-à -temps »
Le « juste-à -temps », notion au cœur de la production lean, consiste à ne produire (n’apporter) que ce qui est nécessaire, au moment nécessaire et en quantité nécessaire. Autrement dit, pour rester dans les vérités générales, le mieux est l’ennemi du bien et l’adage « mieux vaut trop que pas assez » est caduc. Les pratiques associées à cet impératif relèvent le plus souvent de la production proprement dite, et visent à limiter les stocks et invendus ainsi que la perte de temps (gaspillage) de fabrication d’éléments en surnombre (entraînant une nécessité d’investir davantage dans le stockage et l’écoulement de ce surplus). Si cela s’applique difficilement à une prestation de service, l’idée générale est cependant pertinente, puisqu’il s’agit essentiellement d’adapter son offre (et donc le nombre de ses services) aux besoins réels et exprimés d’une patientèle ciblée et aux possibilités réelles du cabinet, sans se disperser et sans vouloir convenir à tout patient potentiel, mais bien à ses patients actuels et à la réalité de son marché. Autrement dit, d’éliminer, d’un point de vue matériel comme processuel, tout ce qui n’est pas effectivement générateur de valeur et sollicité par le patient. Il convient de nuancer l’appréhension de cette notion dans le cadre d’un service-patient cinq étoiles et d’une expérience patient optimale : la notion d’inutilité ne doit pas couvrir les éléments, physiques comme relationnels, mis en place pour développer le bien-être, le confort et le plaisir du patient.
L’auto-qualité
L’auto-qualitĂ© est la capacitĂ© d’un processus Ă dĂ©tecter les dĂ©fauts qu’il produit et Ă s’arrĂŞter pour les traiter plutĂ´t que de continuer l’opĂ©ration et de passer Ă l’étape suivante pour les analyser Ă posteriori. L’auto-qualitĂ© vise à « faire bien du premier coup ». Cela s’avère particulièrement pertinent du point de vue des soins dentaires, par exemple concernant les soins temporaires devant ĂŞtre rĂ©duits au profit de traitements de fond rĂ©glant le problème plutĂ´t que de le suspendre provisoirement, de la qualitĂ© des soins temporaires maintenus et de leur durĂ©e de vie Ă optimiser… Les gaspillages, en termes de temps, de produits, de rĂ©putation, de retours patients sur ce poste de rĂ©flexion peuvent s’avĂ©rer immenses et pourront ĂŞtre au centre des premiers chantiers Kaizen mis en place dans le cadre du dĂ©veloppement d’un fonctionnement lean au cabinet. L’idĂ©al de qualitĂ© zĂ©ro-dĂ©faut doit ĂŞtre au cĹ“ur de la politique lean que vous voulez mettre en place, et reprĂ©senter la motivation principale de l’ensemble des participants au processus.
Standards et Kaizen
L’ensemble des notions abordées jusque là demeurent dans la sphère conceptuelle et doivent donc être mises en pratique : l’actualisation concrète, méthodique de ces principes passe par le Kaizen et les divers outils d’analyse qui s’y rapportent, pour une standardisation qualitative des actions et systèmes de gestion.
De façon extrêmement résumée, le Kaizen est la pratique du changement continu, et la méthode de résolution des problèmes petite étape par petite étape. Elle regroupe divers outils d’analyse tels que le diagramme d’Ishikawa ou les cinq pourquoi, et diverses façons d’aborder l’identification et la résolution de micro-unités de préoccupation sous forme de « chantiers » très brefs, concentrés et multipliés. Du point de vue philosophique comme pratique, un précédent article développe plus précisément les buts et méthodes du Kaizen et de ses outils principaux, que l’on pourrait résumer à un système « analyse – réflexion – mise en œuvre – ajustement » auquel participent tous les intervenants, à chaque étape.
Le lean en tant que principe de gestion
L’entreprise lean est diffĂ©rente : non en sa forme ou son organigramme, ni dans ses moyens d’action ou de gestion, mais dans l’idĂ©al qui la soutient et qui s’impose comme base de dĂ©cision et d’action. Une entreprise lean est en effet consciente de la dimension humaine de son activitĂ© : elle est composĂ©e d’humains qui Ĺ“uvrent pour rĂ©pondre Ă des besoins humains. De ce constat pragmatique dĂ©coulent toutes ses pratiques, sa gestion, sa communication…
Le leadership comme savoir-faire
En cohérence avec la tendance collaborative et humaniste des principes lean, le leadership et la recherche de performance dans un tel cadre relèvent en pratique plus du coaching sportif que du management hiérarchique traditionnel. Le cycle habituel de l’activité du manager est donc toujours constant :
– Visualiser l’activitĂ© : arpenter physiquement les diffĂ©rents gembas et rendre les objectifs, processus, environnements et conditions de travail visibles pour tous, pour permettre une apprĂ©hension immĂ©diate et intuitive des situations et problèmes par tous.
– Formuler les problèmes : ne pas faire d’hypothèses et dĂ©ductions sur les problèmes du personnel ou leurs raisons mais inviter chacun Ă formuler explicitement, prĂ©cisĂ©ment, librement et rĂ©gulièrement les difficultĂ©s rencontrĂ©es (ou points d’amĂ©lioration envisagĂ©s)
– Rechercher les causes racines : ne pas se contenter de rĂ©gler les problèmes au coup par coup et en surface mais se pencher, via les divers outils du Kaizen et en Ă©quipe, sur leurs causes profondes et les moyens d’y mettre un terme dĂ©finitif plutĂ´t que de « bricoler » Ă chaque survenance
– Ajuster et systĂ©matiser : le rĂ´le du manager n’est pas d’arbitrairement juger les idĂ©es « bonnes » ou « mauvaises » mais de permettre aux collaborateurs d’expĂ©rimenter et ajuster leurs propositions, puis de les amener d’eux-mĂŞmes au consensus sur celles Ă retenir, celles Ă ajuster et celles qui ne fonctionnent tout simplement pas
Le leadership dans une perspective lean est diffĂ©rent de la perception occidentale que l’on en a gĂ©nĂ©ralement. Le leader lean n’est pas particulièrement charismatique et la notion de pouvoir est absente de sa position hiĂ©rarchique, au bĂ©nĂ©fice de celle de sa responsabilitĂ©. Le leadership lean est une pratique technique, pragmatique et plus logistique qu’autoritaire, qui consiste Ă Ă©couter, orienter, soutenir plutĂ´t qu’ordonner et dĂ©cider. Les changements de comportement et la collaboration harmonieuse sont le fruit d’une relation et d’un apprentissage qui dĂ©passent le cadre des compĂ©tences. C’est en cela que l’exigence de productivitĂ© et la pression professionnelle actuelle semblent avoir atteint leur limite : on peut former techniquement n’importe quel employĂ© et « l’obliger » Ă faire son travail (par le type de contrat, la rĂ©munĂ©ration, les intĂ©ressements, les sanctions…) mais aucun de ces outils ne peut l’obliger Ă rĂ©flĂ©chir, Ă respecter et Ă aimer son travail et son entreprise. Le leadership lean veut faire de chacun un leader. De mĂŞme le manager est plutĂ´t, comme on l’a dit, un coach en charge de la formation continue de ses Ă©quipes et du dĂ©veloppement de leur confiance et de leur autonomie, de l’organisation logistique de la rĂ©flexion et de la mise en place des solutions dĂ©finies en commun.
Le renouvellement du pacte employés / entreprise : produire du sens
Au cœur de la démarche lean se trouve une vérité fondamentale mais trop souvent oubliée : chaque minute de la vie de chaque personne est précieuse et doit être employée à apporter de la valeur à cette vie. Dans le cadre professionnel, cela ne doit pas s’appliquer qu’au praticien ou au chef d’entreprise : chaque minute de la vie de vos patients, de vos employés est précieuse, et ne devrait pas être gaspillée à subir ou effectuer des gestes inutiles, chronophages et vides de sens et de valeur. Chacun a besoin de voir sa contribution, même mineure, s’inscrire dans un projet ou une vision plus large, de comprendre et de s’inclure dans la valeur que le leader recherche et défend. Chaque acte, chaque décision doivent être remis dans cette perspective qui doit être claire et instinctive pour tous : l’employé effectue telle tâche non « parce qu’il est payé pour ça » ou « parce que son patron l’a ordonné », mais parce qu’elle est bonne pour lui, pour son confort, pour son efficacité, qui elle-même s’inscrit dans sa volonté de faire un bon travail parce qu’il a du sens et non « parce qu’il faut bien faire quelque chose et payer les factures ». Chaque tâche, même brève, même peu exigeante, a une valeur et doit être reconnue et optimisée. De même, le patient subit tel acte ou signe tel plan de traitement non parce que le dentiste sait mieux que lui ce qui est bon pour lui ou parce qu’il a été manipulé à accepter des soins dont il ne perçoit pas bien la nécessité, mais parce qu’il a compris la valeur d’une bonne dentition et d’une hygiène buccale dans sa vie quotidienne et tous les aspects de celle-ci, parce qu’il saisit pleinement qu’il a un problème si tel est le cas et que la solution est réfléchie avec lui et valable de son point de vue.
Une telle philosophie entraîne au sein du cabinet une sécurité de l’emploi au sens de sécurité immédiate (confort, intégrité physique et mentale) comme au sens de pérennité et de durabilité. La confiance dans la vocation du management est primordiale, les intérêts duquel visent au bien-être des employés et patients avant un résultat financier. La réussite d’un cabinet ou de toute entreprise lean passe par l’implication et l’engagement de tous, par la motivation et l’investissement des équipes au-delà de la simple nécessité ou ambition matérielle.
Les conséquences sur l’organisation
Définir un leadership non fondé sur l’autorité et la hiérarchie mais comme une fonction pédagogique de formation et d’encouragement a bien évidemment un impact sur la structure générale et les modes de communication au sein de l’entreprise. Une organisation et un processus d’information lean dépendront moins de systèmes préétablis et figés mais seront fondés sur l’interaction et la fluidité de la communication entre les différentes cellules autonomes. De même le suivi (des chiffres, des retours patients, de l’efficacité des mesures) ne se satisfera pas de retour de données désincarnées mais devra intégrer la vision d’ensemble de la réalité de l’activité et s’interpréter en commun. Une des conséquences principales de cette approche est le renoncement à un idéal irréaliste souvent synonyme d’exigences tout aussi irréalistes, au profit d’un réel soin apporté aux éléments les plus importants. Plus simplement, une entreprise lean ne cherche pas à « tout bien faire » mais à « tout mieux faire », et à être excellente sur quelques points plutôt que moyennement performante sur tous. C’est une démarche de perfectionnement plus que d’innovation, laquelle s’appuie sur l’amélioration des services et structures existants. C’est la primauté de la pratique sur la théorie.
En conclusion, un cabinet, comme toute entreprise, ne doit pas suivre une stratégie quelle qu’elle soit seulement en vue d’augmenter sa rentabilité. Mesurer sa réussite uniquement à l’aune de ses revenus est insuffisant à remplir les aspirations profondes de l’homme, dentiste, patient, employé. Cela ne signifie toutefois pas de tomber dans l’excès inverse et de négliger sa rentabilité au profit d’une vocation sociale ou humanitaire, qui ne relève alors plus de l’entreprenariat à proprement parler. La conséquence ultime de l’application sérieuse du principe lean à son cabinet est bien évidemment, par la gestion des coûts et gaspillages, la rectification des erreurs, l’optimisation de la résolution des problèmes, la motivation et l’implication du personnel et la mission de qualité et de service patient, une augmentation naturelle et presque « accidentelle » de sa rentabilité et des revenus de tous. Mais le lean, notamment en son actualisation pratique le Kaizen, reprend un principe déjà évoqué : vous n’améliorez pas l’expérience patient et les conditions de travail pour gagner de l’argent, mais vous gagnez de l’argent parce que l’expérience de vos patients et les conditions de travail de vos employés et collaborateurs sont optimales. Il est possible de réussir, quelles que soient les conditions de départ. Mais plus encore que le vouloir, ce qui est indispensable, c’est parfois de remettre en cause son point de vue et de comprendre et définir ce que « réussir » veut vraiment dire, pour vous et pour votre entreprise, au-delà de l’insuffisance d’une réussite matérielle superficielle.