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« Médecine en danger, qui pour nous soigner demain ? »
du Dr Jean-Christophe Seznec et de Stéphanie Rohant, First éditions, 2013
Chapitre 1 : Je n’arrive plus à me soigner !
En France, il est de plus en plus difficile de se faire soigner : diminution du nombre de généralistes et de spécialistes, urgences surchargées, difficultés de communication avec les médecins étrangers… L’Etat multiplie les réformes aussi inefficaces qu’autoritaires, comme par exemple le catastrophique Contrat d’accès aux soins de janvier 2016.
Médecins et patients se retrouvent opposés, contre leur gré. Les médecins sont usés par le ton souvent accusateur employé par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) qui leur reproche des paiements indus ou exige des remboursements à leur égard ; l’administratif prend de plus en plus de temps ; l’espace « pro » d’Ameli (le site de l’assurance maladie) dysfonctionne régulièrement ; il faut passer derrière les patients qui ne remplissent pas correctement leurs documents ; des rejets de télétransmission obligent à refaire des feuilles de soins ; des délégués de l’Assurance maladie viennent régulièrement en « inspection » ; les patients entre deux couvertures maladie sont angoissés, se plaignent et c’est au médecin de gérer leurs émotions…
Soigner va au-delà de la technique. La médecine s’appuie sur la relation à l’autre. Elle demande du temps. Or, du temps, les médecins n’en ont plus. Habituellement discrets, ils expriment à présent leur colère. Beaucoup souffrent, font des burn out, se sentent maltraités et harcelés. Beaucoup abandonnent leur activité (-8,4% entre 2007 et 2016 selon le Conseil de l’Ordre et -10,3% entre 2007 et 2015). Certains se suicident.
Leurs plaintes se heurtent à beaucoup d’incompréhension : ils sont des privilégiés, des nantis qui profitent du système ; ils refusent certains patients, sont de mèche avec les labos, profitent du système en demandant des dépassements d’honoraires, sont responsables du trou de la Sécu, refusent de s’adapter alors que c’est la crise…
On veut faire croire que la santé peut être gratuite, ce qui n’est pas le cas.
Les médecins sont malades de l’évolution de la société : décisions technocratiques inadaptées, société du spectacle. Ils ne sont plus vénérés. Dans la société en général, on voit maintenant le mal partout. Tout devient jetable, même le soin. « J’y ai droit » devient le seul leitmotiv. L’absentéisme des patients (rendez-vous pris et non honorés sans annulation préalable) est devenu un énorme problème : 28 millions de consultations médicales sont ainsi perdues chaque année, soit le travail de 8433 médecins.
Alors qu’il devrait être un citoyen comme les autres, le médecin a moins de droits que la plupart des autres travailleurs. Son espérance de vie est la même que celle d’un ouvrier. Il est souvent harcelé (notamment par l’URSSAF). Souvent, il abandonne : en 2014, il n’y a eu à Paris aucune installation de médecin. A Marseille, 80% des médecins ne trouvent pas de repreneur.
Pêle-mêle, voici une liste des tracas administratifs que les médecins généralistes subissent : obligation d’écrire à la main sur l’ordonnance la mention « non substituable » devant chaque médicament dont on ne veut pas du générique ; obligation de remplir une entente préalable pour la prescription de certaines statines ayant une Autorisation de mise sur le marché (AMM) ; interdiction pour les généralistes de prescrire certains médicaments (le Rivotril par exemple) ; problèmes avec la CPAM qui ne rembourse qu’une partie de la consultation des patients bénéficiaires de la Couverture maladie universelle (CMU) n’ayant pas déclaré de médecin traitant, et ceci alors que le médecin n’a pas le droit de refuser ces patients ; feuilles de soins émises lors des gardes de nuit renvoyées impayées ; refus par la CPAM de régler les tiers payants à la moindre rature ; honoraires indûment appelés « remboursements » par la CPAM (sentiment de mesquinerie…)…
Alors que le prix de la consultation n’a pas été revalorisé depuis 30 ans et que les généralistes travaillent environ 60h/semaine, les médecins sont usés.
Chapitre 2 : Une démographie médicale en berne
La France compte 280 000 médecins, dont 100 000 généralistes. En 2004, la médecine générale est devenue une spécialité comme les autres.
55% des généralistes sont des hommes, mais 60% des moins de 40 ans sont des femmes. L’âge moyen des généralistes est de 52 ans. 27% ont plus de 60 ans, 15% moins de 40 ans.
Les normes statistiques ont tué les valeurs humanistes. On observe pourtant beaucoup de placidité : certains médecins s’épanouissent sur le malheur des patients et se fichent des problèmes de la profession ; d’autres sont comme des hamsters dans leur roue : ils ne s’arrêteront que lorsqu’ils seront morts. C’est sur eux que les pouvoirs publics comptent pour que rien ne change. Heureusement, d’autres sont lucides : ils démissionnent ou continuent en toute lucidité, en forçats.
Derrière les objectifs honorables affichés des pouvoirs publics, il y a la destruction du métier.
Si de plus en plus de médecins sont formés, de plus en plus également choisissent de ne finalement pas devenir médecins au terme de leurs études. Les effectifs des généralistes sont en chute libre partout. Et ceux qui s’installent ne veulent plus tout sacrifier à leur carrière.
Les déserts médicaux s’étendent désormais aux villes moyennes et aux communes rurales. En voulant rationnaliser les soins, l’Etat tue les hôpitaux de proximité. Le principal désert médical est l’Ile-de-France : les loyers étant élevés, il est devenu impossible pour un jeune médecin de s’y installer. En banlieue, les problèmes de sécurité en découragent beaucoup. Beaucoup choisissent une seconde activité, voire se reconvertissent complètement.
L’augmentation du nombre des médecins étrangers pose de nombreux problèmes : langue, compréhension, culture… Sans compter le problème de la formation, car aucune vérification du niveau de compétence n’est organisée par l’Etat. Certains médecins ont un niveau insuffisant pour assurer la sécurité des patients.
La population des médecins est vieillissante : 25% ont plus de 60 ans et 14 665 cumulent emploi et retraite. Ceux qui continuent le font par vocation, mais les jeunes générations ne sont pas prêtes aux mêmes sacrifices. 58% des médecins sont des femmes, sur qui pèsent en plus les responsabilités familiales : elles non plus ne feront pas 70h/semaine.
Chapitre 3 : Qu’est-ce que la médecine ?
Le soin ne relève pas du travail à la chaîne. 50% de l’efficacité d’une psychothérapie, par exemple, repose sur la qualité relationnelle. La consultation médicale est une relation intime et personnelle. Même pour les cancers (maladies indiscutablement organiques), la relation patient/prescripteur est essentielle.
Le « colloque singulier » est le cadre qui permet de bien entendre le besoin ou la demande d’un patient : il exige attention (intuition, disponibilité…), temps, espace adéquat, expertise et confidentialité. Mais quand la salle d’attente est encore remplie à 20h et que le quota de patients par jour autorisé par la CPAM est déjà dépassé, que fait-on ? Que faire quand l’Administration se moque de la réalité de terrain ? Les médicaments génériques, sortes de contrefaçons légalisées, posent d’énormes problèmes.
Le médecin généraliste français est le moins bien payé d’Europe. Une fois toutes ses charges déduites, il gagne 24€/heure (pour 4 consultations à 23€ en une heure). La seule solution pour avoir des revenus élevés, c’est de travailler beaucoup. Téléphone et demandes excessives des patients les dérangent sans arrêt. La confidentialité est menacée : organismes d’assurances et banques demandent sans arrêt des renseignements sur les patients.
L’examen du patient est un art relationnel. Il passe par l’écoute (mais comment bien écouter quand on doit en même temps rentrer des informations dans l’ordinateur ?), l’expertise (mais les médecins, de plus en plus isolés, se rencontrent et se forment de moins en moins) et le ressenti (mais le temps passé à faire se détendre le patient doit se payer).
Une relation thérapeutique est un ensemble d’échanges intervenant entre deux personnes dans le cadre d’un soin apporté à l’une d’elles soit en complément à d’autres actions, soit comme modalité principale et privilégiée. Elle permet le soin mais est aussi soin en elle-même. Elle nécessite confiance, engagement, coopération ou alliance, bienveillance, compassion, intimité et confidentialité. Son cadre déontologique précis se trouve dans le serment d’Hippocrate, que voici :
« Au moment d’être admis.e à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité.
Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.
Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité.
J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs conséquences.
Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences.
Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire.
Admis.e dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront confiés. Reçu.e à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les moeurs.
Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.
Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission. Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés.
J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans l’adversité.
Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à mes promesses ; que je sois déshonoré .e et méprisé.e si j’y manque. »
Le garant de ce cadre est le médecin. Le lien avec le patient passe par la parole, des gestes, le toucher, les examens, prescriptions et administrations de médicaments.
L’effet placebo (homéopathie, acupuncture, hypnose…) est l’amélioration de la santé en l’absence de traitement. L’humain étant émotionnel et suggestible, il ne faut pas se priver de cet effet. Des effets indésirables sont cependant possibles. Dans de nombreux cas, le simple fait d’être hospitalisé améliore la santé, car certains patients ont besoin de « régresser » dans un lit.
Les médecins sont souvent victimes de procès en sorcellerie : on les accuse d’être à la solde des laboratoires. Or entre eux et les laboratoires, il y a au contraire souvent un mur, ce qui porte préjudice à leurs connaissances sur les médicaments. L’industrie des médicaments est en pleine décroissance. Le métier de délégué médical a quasiment disparu, la recherche universitaire est en crise, le nombre de molécules en cours de développement pour élaborer les médicaments de demain est en chute libre et des règles très strictes ont été érigées entre les médecins et l’industrie pharmaceutique. C’est toute la filière de la santé qui souffre.
Les patients, adeptes du « tout, tout de suite », ont leur part de responsabilité. La société consumériste fait que les patients consomment des médicaments sans ordonnance, dont la balance bénéfice/risque a été mal évaluée. Le médecin n’apaise plus, ne rassure plus. Il y a flottement dans la prise en charge. Culture du risque zéro (délivrance de certificats de « non-contre-indication ») et victimisation entrent en contradiction avec la réalité du soin.
Les problèmes informatiques récurrents participent eux aussi à l’épuisement des médecins. Tous les matins, c’est l’angoisse de la panne informatique. Or, la CPAM exige l’informatisation des cabinets. Gérer les problèmes informatiques se fait au détriment de l’écoute, de l’intuition et finalement du diagnostic. Le médecin doit choisir entre respecter la réglementation et porter une réelle attention à ses patients.
Isolement et menaces de sanctions alourdissent la charge mentale du médecin. Les maisons de santé sont une solution, mais elles sont souvent onéreuses, et posent elles aussi des problèmes.
D’après le psychiatre américain Irvin Yalom dans l’Art de la thérapie, c’est avant tout la qualité relationnelle entre médecin et patient qui maintient les patients en bonne santé. Les patients heureux vivent plus longtemps que les autres. Le médecin qui apaise son patient crée un « effet parachute » : somatisation et angoisses sont évitées. Le simple fait de savoir qu’il existe un parachute rassure. Le « et si » est pris en compte. C’est le « prendre soin » (« take care » en anglais).
Irvin Yalom dénonce la formation insuffisante de beaucoup de psychothérapeutes, et la superficialité de beaucoup de ces « thérapies ».
Le risque de l’industrialisation de la santé est le déconventionnement massif des médecins et le démantèlement de la CPAM en des organismes privés. C’est un modèle (libéral) que les USA essaient de fuir, mais dont la France se rapproche.
Chapitre 4 : Pourquoi votre médecin renonce-t-il à exercer le soin ?
Les Français ont globalement une bonne image des médecins. Le métier de médecin est même leur métier préféré. Pourtant, peu conseillent à leurs enfants de devenir médecins.
Selon l’Union régionale pour les professionnels de santé (UPS), 40 à 45% des médecins seraient en burn out.
Les patients sous-estiment le coût des soins, et ne veulent pas payer plus cher leur médecin. Ils veulent que le médecin soit corvéable à merci (par exemple en téléphonant à 6h pour réclamer un certificat pour leur enfant qui doit partir en colonie de vacances à 9h), mais cela n’est plus possible (le médecin n’est qu’un « chien de bonne volonté », pas un saint ni un ecclésiastique de la santé) et ils lui en veulent pour cela.
Le métier s’est fortement féminisé : en 2014, 44% des médecins sont des femmes et 58% des nouveaux inscrits au Conseil de l’Ordre sont des femmes. Conséquences : moins de médecine libérale, plus de médecine salariée et donc moins de temps de soin disponible.
Devenir médecin est un parcours long (huit à dix ans, parfois jusque dix-sept ans) et difficile. Quand on l’entame, on n’a aucune idée de ce que l’on sera à la fin. Les multiples réformes des études de médecine ont construit une machine à casser : mélange en première année des étudiants voulant faire médecine, pharmacie ou études para-médicales, cours retransmis sur écrans géants sans interaction humaine, examens à passer sur des serveurs informatiques qui buggent… L’étudiant voulant devenir médecin par vocation et pourtant prêt à des sacrifices dans sa vie personnelle (mariage et procréation plus tardifs) en sort souvent écoeuré.
Seul un étudiant sur dix passe le cap de la première année, car le concours clôturant celle-ci est particulièrement difficile.
La deuxième embûche est la préparation (en minimum deux ans) du concours en fin de sixième année, afin de devenir spécialiste. Pour un investissement en temps et en énergie (on travaille cinq à six matinées par semaine, avec des astreintes le week-end et des gardes de nuit aux urgences- à l’hôpital comme externe, on étudie l’après-midi et on prépare le concours le soir) très lourd, on gagne en quatrième année 104€ pour un mi-temps et 202€ en cinquième année. Si on veut devenir chef de clinique, il faut en plus préparer des certificats de master 1 de sciences. Et si on veut être autonome financièrement, il faut en plus faire des gardes d’aide-soignant ou d’infirmier le soir ou pendant les vacances.
La troisième embûche est la recherche d’un stage dans un laboratoire de recherche de master 2 (pour devenir docteur en sciences en plus d’être docteur en médecine, et chef de clinique).
La quatrième embûche est l’attente qu’une place de chef de clinique se libère et qu’un chef de service nous choisisse. Dans le meilleur des cas, on n’a qu’une petite chance.
A un jeune âge, il faut aussi se confronter à la maladie et à la mort. Assister à des autopsies, des amputations, faire des ponctions lombaires, des points de suture, faire des touchers rectaux et vaginaux, accepter les décès, gérer les urgences, les suicides… Les salles de garde, très importantes pour se ressourcer, disparaissent hélas de plus en plus.
Une fois installé, d’autres difficultés s’ajoutent : plus question de demander un « avis », il faut décider seul. A force de ne traiter que des maladies sans gravité (les plus fréquentes en médecine libérale), on peut passer à côté d’une maladie plus insidieuse. Dans l’idéal, il faudrait doubler ses connaissances tous les cinq ans, mais comment faire ? La vie d’un médecin libéral n’a rien à voir avec celle des Centres hospitaliers universitaires (CHU). Même si des liens affectifs subsistent souvent entre le médecin et son CHU d’origine, le médecin n’a souvent plus la possibilité de continuer à s’y former (à cause des réformes).
En 2014, le salaire moyen des médecins est de 6800€ par mois. Entre 1984 et 2014, ce salaire a augmenté de 4,5€ alors que le trou de la Sécu lui a augmenté de 1150% : il n’y a donc évidemment aucune corrélation entre les deux. Il fallait en 1984 3,1h de SMIC pour payer une consultation ; il n’en faut plus que 2,4 actuellement. En 42 ans, le prix de la consultation médicale a été multiplié par 24, mais celui de la place de cinéma à Paris par 59. Si le prix de la consultation avait eu droit aux mêmes réajustements que le SMIC, il serait actuellement de 48€. Les médecins français sont parmi les moins bien payés du monde. De plus en plus choisissent d’exercer en secteur 2 ou se déconventionnent (secteur 3). Des supermarchés de la santé apparaissent, avec des conséquences dramatiques (cf le scandale Dentexia).
Tout a un prix. Le coût génère la valeur, donc le respect. 60% de l’argent reçu par le médecin passe dans les charges. Le médecin lui se soigne souvent lui-même, ou va chez des confrères qui ne le font pas payer.
On est mieux payé en travaillant pour l’administration de la santé qu’en soignant. Le système de santé s’axe de plus en plus sur le contrôle, au détriment du soin.
La rétribution des médecins n’est pas que financière. Elle est aussi symbolique. Un médecin qui se sent valorisé soigne mieux.
Le moral des généralistes est tombé en dessous de la moyenne. Le pessimisme s’installe. 70% des médecins n’ont plus confiance en l’avenir économique. Le problème numéro un n’est pas l’insuffisance de la rémunération mais les contraintes administratives et bureaucratiques. Cette insécurité sociale n’est pas sans conséquences sur les patients.
Le médecin est un humain qui travaille, mais il n’est pas traité comme les autres citoyens. Pour être bien couvert (90 jours de carence en cas d’arrêt-maladie), il doit souscrire une assurance supplémentaire privée.
Les risques psycho-sociaux ont été classés par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail en cinq familles : le stress au travail, le harcèlement moral, le harcèlement individuel, le harcèlement stratégique (qui vise la soumission du médecin) et le harcèlement institutionnel. Les dangers qui menacent les médecins sont les conduites addictives, la souffrance au travail, la violence au travail et le burn out.
43% des médecins français souffrent de burn out (53% en région parisienne). Sur 40 décès de médecins, 22 sont des suicides. Le temps de travail moyen des médecins est de 57,5h, gardes non comprises. Plus que la durée du travail, c’est le nombre de consultations qui pèse sur les médecins. Les conséquences du burn out s’observent sur le plan physique, sur le plan comportemental et sur le plan de la consommation de café, alcool, tabac et psychotropes. Les médecins n’ont plus confiance en l’avenir économique. Il y a épuisement émotionnel, physique et psychique, et déshumanisation de la relation à l’autre. Dévalorisation, démotivation et culpabilité amènent à un abandon du travail, un manque de rigueur et des erreurs.
La dégradation des conditions d’exercice de la médecine est rendue possible par la manipulation des foules, laquelle a été bien décrite par le linguiste Noam Chomsky. Pour l’Etat, certaines caisses et mutuelles et certains roitelets, il s’agit de distraire le public pour l’empêcher de penser aux vrais problèmes, de créer des problèmes pour offrir des « solutions », de faire accepter des mesures inadmissibles en les appliquant progressivement (stratégie de la dégradation), d’appliquer la stratégie du différé (« Cette mesure ne sera appliquée que dans cinq ans »), de s’adresser au public –maintenu dans la bêtise et l’ignorance- comme à des enfants en bas âge, de faire appel à l’émotionnel plutôt qu’à la réflexion, de remplacer la révolte par la culpabilité et de mieux connaître les individus qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.
L’entourage des médecins est lui aussi en souffrance : les familles doivent composer avec le rythme de vie du médecin ; les secrétaires paient le prix fort de l’agressivité de certains patients voulant « tout, tout de suite ».
Le médecin a souvent droit à des leçons de morale, alors que les dernières mesures politiques le contraignent à bafouer le serment d’Hippocrate : secret médical piétiné par la télétransmission, parcours de soins qui différencie les patients, obligation de prescrire des génériques…
L’évolution de l’organisation du système de santé a des conséquences pour la société et les patients. En devenant un organe de contrôle, la sécurité sociale met en jeu la qualité de la médecine française, pourtant reconnue dans le monde entier. En se voulant responsable de la santé et pas responsable de l’évaluation de la santé, l’Etat prend la place des médecins.
Les mutuelles, qui n’ont pas obligation de publier leurs comptes, font de la santé un business.
La CPAM n’a plus qu’une vision comptable partielle du métier de médecin. Elle exerce des pressions sur les médecins qui ne respectent pas les normes statistiques et oublie les conséquences de ses décisions sur les patients. Elle se place souvent autoritairement au-dessus des soignants : encouragement à ne plus effectuer d’actes gratuits (délivrance d’un certificat ou d’une ordonnance entre deux patients par exemple) en secteur 2 (et facturation au tarif conventionnel), rejet des photocopies pourtant conformes des feuilles de soins papier, retour de feuilles de soins papier avec la mention « Votre médecin n’a pas signé » alors qu’il y a bel et bien une signature, arrêts de travail retournés, perdus, refusés ou impayés, refus de paiement d’acte d’un médecin étant son propre médecin traitant et s’étant fait lui-même une échographie au motif que l’acte n’est pas inscrit dans le « parcours de soin », reproches de la Sécurité sociale qui regrette que le médecin n’utilise pas l’informatique, envoi de lettres à un patient lui reprochant de ne pas prendre de génériques alors que le médecin avait bien précisé sur l’ordonnance que ce patient ne devait pas le faire, patiente qui reçoit des injonctions à effectuer un dépistage du cancer du col de l’utérus alors que la CPAM lui a déjà remboursé l’ablation dudit utérus…
Souvent isolé, usé, le médecin n’a pas la force de se battre.
Derrière toutes ces absurdités se cache peut-être l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM), créé en 1996 par Alain Juppé et fixé chaque année par la loi de financement de la Sécurité sociale ; l’ONDAM fixe l’objectif de dépenses à ne pas dépasser en matière de soins de ville et d’hospitalisation dispensés dans les établissements privés ou publics, mais aussi dans les centres médicaux-sociaux. Les employés de l’Assurance maladie exerçant des pressions sur les médecins le font peut-être en toute bonne foi. Ils ne se rendent peut-être pas compte qu’ils sont des agents administratifs au service du système et qu’ils se détournent des valeurs de créativité, d’altruisme, de bienveillance…
La langue même reflète le glissement sémantique : le « médecin de famille » est devenu « médecin généraliste », puis « médecin traitant », et enfin « médecin référant », simple maillon du « parcours de soins ».
L’industrialisation de la médecine oblige les laboratoires à se faire racheter par des groupes ne permettant pas l’exercice libéral des biologistes : augmentation des délais de remise des résultats, baisse de la fiabilité des résultats, voire accidents sanitaires sont à craindre.
Pour être acteur de sa santé, il faut tout d’abord s’informer. Le changement ne viendra pas d’en haut, mais d’actions citoyennes sur le terrain. Entre l’Etat, les citoyens et les médecins (et pas des syndicats de médecins achetés par l’Etat…), une nouvelle donne est nécessaire.
Chapitre 5 : autopsie d’un métier
Avant, la liberté médicale permettait des arrangements de bon sens pour que les médecins puissent soigner tout le monde et que tout le monde s’y retrouve : soins gratuits, adaptation de la rémunération, vacations à l’hôpital ou dans des structures sociales… Aujourd’hui, la rigidité du système rend cela impossible.
Les assassins de votre médecin sont plusieurs : l’Assurance maladie (et son approche comptable et industrielle de la santé), l’Etat (qui favorise une médecine « de fonctionnaires »), les syndicats de médecins (trop dépendants de l’Assurance maladie), certains médecins (qui oublient le serment d’Hippocrate, se compromettent avec les politiques, acceptent avec fatalité leur condition ou dénoncent des « scandales sanitaires » sur le mode complotiste), certains patients (trop exigeants et agressifs), certains professeurs d’université (qui suivent les injonctions des Agences régionales de santé, Agence du médicament…) et les politiques. Ces derniers semblent souffrir du syndrome de la tranche de jambon : au prétexte que le gras est néfaste, que tout le monde ne peut pas mâcher et qu’il faut bien s’hydrater, on enlève la couenne du jambon, puis le gras, on mouline ce qui reste avant de le diluer dans de l’eau. Au final, la tranche de jambon est devenue une bouillie infâme. L’enfer est pavé de bonnes intentions…
Depuis le paiement à l’acte instauré par Roselyne Bachelot, ce n’est plus le patient qui compte, mais le nombre d’actes effectué afin de rapporter de l’argent à l’hôpital. A l’hôpital, désormais, les médecins sont payés pour coter des actes plus que pour soigner. Par exemple, les patients insuffisants cardiaques ne sont plus reçus à l’hôpital, car leur état ne nécessite pas d’ « acte ». Or, exercer la médecine, c’est s’occuper de situations non catégorisables, voire de l’exceptionnel.
L’activité médicale se cloisonne, les médecins n’arrivent plus à se voir et à échanger (médecins libéraux chassés de leurs vacations, interdiction des manifestations informelles et amicales organisées par les laboratoires pharmaceutiques). Par peur d’être accusés de conflit d’intérêt, les médecins ne rencontrent plus les concepteurs des médicaments.
Selon l’entreprise où l’on travaille, la mutuelle (que l’employeur a l’obligation de proposer à ses salariés) est plus ou moins performante. La logique économique prend le pas sur la qualité des soins et la liberté de se faire soigner. Depuis 2017, les salariés sont imposés sur l’« avantage » en nature que constitue leur mutuelle d’entreprise : une absurdité de plus.
Il est difficile pour les médecins, « bons chiens », « grognards » de la République (les derniers debout), qui ne demandent qu’affection, reconnaissance, considération et liberté d’exercer, de manifester leur mécontentement. Ils n’ont pas l’habitude de se rebeller. Or, l’Etat et la CPAM leur dermandent de réussir là où eux-mêmes ont failli.
Le Contrat d’accès aux soins est à l’avantage des mutuelles, pas des cotisants. Des relations troubles existent entre les mutuelles et certains hommes politiques. Les médicaments sont de moins en moins bien remboursés. Le nombre de maladies prises en charge à 100% a nettement diminué : tout ceci avantage les mutuelles.
Les centres de santé, sans subventions de l’Etat, ne sont pas viables : les frais de fonctionnement sont trop élevés, le codage des actes y est souvent inexact, ils doivent ouvrir au-delà de 35h et ont besoin d’un complément de financement à hauteur de 14%. Les dépenses de personnel ne doivent pas aller au-delà de 65 à 80% des recettes d’activité et il faut pour cela remplir complètement le planning des consultations. Or, de nombreux patients n’honorent pas leurs rendez-vous. Par ailleurs, la gestion du tiers payant engloutit 6 à 11% des recettes d’activité.
Le tiers payant généralisé, c’est un système à l’américaine avec les tarifs français : aucune liberté de choix et aucun contrôle des coûts pour l’assuré, des procédures médicales dépendant du bon vouloir des assureurs, une charge administrative très importante nécessitant des secrétaires dédiées, des tarifs sans cesse revus à la baisse par les assurances, une charge administrative démesurée par rapport à un « risque financier » faible, celui d’une simple consultation. Même les Américains ne veulent plus de ce système. Si les cotisations américaines s’appliquaient, ce serait éventuellement viable. Mais à 23€ la consultation, c’est du suicide économique. Il faut effectuer un travail énorme pour récupérer le règlement de la consultation et il n’y a plus de liberté de prescription. Pour l’instant, l’instauration du tiers payant a été repoussée. Mais pour combien de temps ?
Parallèlement à cela, les géants d’internet développent des technologies de plus en plus performantes pour prendre la main sur la médecine : traitement des données des patients, organes mécaniques, outils connectés, télémédecine et consultations de « deuxième avis » à 295€… Les médecins vont bientôt devenir de simples techniciens du soin.
Le risque que les patients se tournent vers des gourous de la santé existe. Les gens désespérés se jettent souvent dans les bras du premier venu. A La Roche-Terrien, dans les Côtes d’Armor, zone en voie de désertification médicale, le maire a annoncé qu’il avait recruté, en lieu et place d’un médecin, un druide. C’était un canular, mais certains patients ont demandé à prendre rendez-vous avec ce druide.
L’hyperlibéralisme et l’hyperbureaucratie constituent des dérives sociétales contre lesquelles lutte le médecin. Dans notre société, ceux qui se suicident le plus sont ceux qui nourrissent (agriculteurs), qui éduquent (enseignants), qui protègent (policiers) et qui soignent (médecins). Quand il y a rémunération contrôlante, la motivation baisse, ainsi que l’autodétermination et la valorisation de soi.
C’est en restituant de l’autonomie, de la dignité et une identité aux médecins que ceux-ci trouveront la juste mesure entre les besoins de leurs patients et la réalité économique.
Notre système de soins ignore les dernières avancées des neurosciences, et notamment le fait que les émotions comptent ; l’humanité et la responsabilité doivent primer sur l’urgence et la rentabilité.
Les « mini-Colbert » et les « diseux » (selon l’expression d’Alexandre Jardin dans son projet « Bleu blanc zèbre ») ne supportent plus ceux qui galopent en liberté, les libertaires. Ils veulent une vie verticale, juridique, sans risques.
Le médecin a conscience du coût des choses et de la santé. Il fait de son mieux. Mais il ne peut pas se laisser asservir. Dans son cabinet, où il est seul avec le patient, il n’y a que l’humain qui compte. Qu’on ne lui reproche pas de délivrer des arrêts-maladie (par exemple) : la vraie coupable, c’est la société (capitaliste, industrielle et consumériste) qui ne prend pas soin de ses travailleurs, les épuise et les oblige à s’arrêter. Le médecin ne peut pas « payer » pour cela.
Un arrêt de travail dure en moyenne 18,1 jours. En 2014, 32,6% des salariés ont été absents au moins une fois. Ce chiffre est en légère augmentation (il était de 32,4% en 2013). Les femmes sont plus touchées (35,6%) que les hommes (29,3%). Les 30-39 ans sont les plus touchés (36%), tout comme les salariés du secteur santé (37,2%). Le coût direct annuel des arrêts de travail est de 45 milliards d’euros.
La CPAM engage de plus en plus de procédures juridiques. Pour avoir simplement fait leur travail (et ne pas, par exemple, avoir compté leurs heures de travail), des médecins se retrouvent convoqués en « entretien confraternel » dans leurs services, puis devant le Conseil de l’Ordre, la police (garde à vue) puis les tribunaux (procès). Pour avoir par exemple reçu « trop » de patients (notamment bénéficiaires de la CMU, alors que de fortes disparités économiques existent entre telle ou telle zone d’exercice), on se retrouve accusé d’escroquerie. Des patients sont eux aussi convoqués par la police, des cabinets sont perquisitionnés. Les médecins subissent des interdictions de donner des soins, des saisies conservatoires de créances (comptes bloqués). Leurs cabinets ferment. Leurs noms et leurs visages sont révélés par la presse. Des familles sont brisées. C’est Kafka en action : pressions et intimidations aboutissent à l’absurdité des injonctions paradoxales. La seule solution consiste à saisir le tribunal administratif, mais la procédure peut prendre des années.
Dans la population médicale , le suicide représente 14% des causes de mortalité entre 30 et 60 ans (contre 5,8% dans la population générale) : plus d’humain, plus de médecin.