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Considéré par beaucoup comme un Machiavel moderne, Robert Greene, auteur américain analyste des notions de pouvoir, de séduction et de manipulation, centre ses réflexions sur l’adaptation des plus grandes leçons historiques à la vie quotidienne, du monde de l’entreprise à la gestion des relations personnelles et professionnelles.

Le troisième ouvrage auquel nous nous intéressons est en fait le premier dans sa bibliographie, et présente un condensé de sa vision et des stratégies qu’il détaillera plus avant dans ses traités suivants, qu’il s’agisse de l’art de la guerre ou de celui d’atteindre l’excellence, l’objectif commun à l’ensemble de ses ouvrages restant l’accomplissement d’une maîtrise parfaite de sa vie, de son environnement et de ses relations, afin d’y occuper toujours la position la plus avantageuse.

Lois 25 Ă  48

LOI 25 : CHANGEZ DE PEAU

N’incarnez pas les clichés que la société vous impose. Forgez-vous une nouvelle identité qui exige l’attention et n’ennuie jamais l’auditoire. Soyez maître de votre image, ne laissez pas les autres la définir pour vous. Posez publiquement des actes spectaculaires : votre pouvoir en sera rehaussé et votre personnalité prendra de la stature.

La mise en garde :

Il ne peut pas réellement exister d’antithèse à cette loi essentielle : le mauvais théâtre reste du mauvais théâtre. Même pour paraître naturel il faut un certain talent. Un acteur maladroit ne suscite que l’embarras. Bien sûr, il faut éviter la lourdeur, la pédanterie, l’outrance niaise ; mais les lois essentielles de la comédie sont vieilles comme le monde et on ne leur connaît pas d’exception.

LOI 26 : GARDEZ LES MAINS PROPRES

Soyez un parangon de probité et de civisme : ne vous abaissez jamais à aucune gaffe ni magouille. Restez au-dessus de tout soupçon. Utilisez plutôt les autres comme boucs émissaires ou chargez-les de tirer à votre place les marrons du feu.

La mise en garde :

Le bouc émissaire et le chat qui tire les marrons du feu doivent être utilisés avec prudence et délicatesse. Ce sont des rideaux qui cachent aux yeux du public votre implication dans les basses œuvres ; si le rideau se soulève et que vous êtes surpris comme manipulateur, comme marionnettiste, cela se retournera contre vous : on verra votre marque partout et vous serez blâmé pour des fautes dont vous n’êtes nullement responsable. Une fois la vérité dévoilée, les événements feront boule de neige et échapperont à votre contrôle. Il est également des moments où il vaut mieux ne pas cacher son implication et assumer soi-même le blâme d’une faute. Si l’on a un pouvoir bien assis, on peut parfois jouer le repentir : la mine défaite, on implore le pardon de ceux qui sont plus faibles que vous. C’est le stratagème du roi qui exhibe ses propres sacrifices pour le bien du peuple.

LOI 27 : CRÉEZ UNE MYSTIQUE

Les êtres humains ont un irrésistible besoin de croire en quelque chose. Devenez l’épicentre de ce désir en leur offrant une cause à soutenir, une nouvelle foi à suivre. Vos paroles doivent être vagues mais pleines de promesses ; mettez l’accent sur l’enthousiasme plutôt que sur la rationalité. Donnez à vos disciples des rituels à accomplir, demandez leur des sacrifices. En l’absence d’une religion organisée et de grandes causes, votre nouveau système de croyance vous apportera un inestimable pouvoir.

La mise en garde :

Une bonne raison de faire des adeptes est qu’un groupe est souvent plus facile à manipuler qu’un individu, et vous confère beaucoup plus de pouvoir. Il y a pourtant un danger : si le groupe voit clair dans votre jeu, vous vous retrouvez face non pas à un naïf trompé, mais à une foule en colère qui vous brûlera avec autant de fougue qu’elle vous a adoré. Les charlatans frôlaient constamment ce danger ; ils se tenaient en permanence prêts à la fuite au cas où leurs élixirs se révéleraient inefficaces et leurs idées des impostures. S’ils tardaient, ils le payaient de leur vie. En jouant avec la foule, vous jouez avec le feu, et il vous faudra rester sur le qui-vive, sentir la moindre étincelle de doute, démasquer tout ennemi capable de retourner vos zélateurs contre vous. Quand on joue avec l’affectif irrationnel de la masse, on doit savoir s’adapter en un clin d’œil à toutes ses humeurs et à tous ses désirs. Il faut avoir des espions, rester au-dessus de la mêlée et garder ses valises prêtes.

LOI 28 : FAITES PREUVE D’AUDACE

Si vous n’êtes pas sûr de l’issue d’une action, ne vous y lancez pas. Vos doutes et vos hésitations entraveraient son exécution. La timidité est dangereuse : mieux vaut faire preuve d’audace. Les erreurs commises par audace sont facilement rectifiées grâce à plus d’audace encore. Tout le monde admire l’audacieux ; personne n’honore le timoré.

La mise en garde :

L’audace ne constitue pas une stratégie en soi. C’est un instrument tactique que l’on doit utiliser au bon moment. Planifiez et réfléchissez, que l’exploit audacieux ne soit que le couronnement décisif de votre action. En d’autres termes, puisque l’audace est le fruit d’un apprentissage, c’est aussi un talent que vous devez apprendre à maîtriser et à utiliser à bon escient. Tracer sa route armé de sa seule audace serait épuisant, et fatal. Vous offenseriez trop de monde – voyez ceux qui n’ont su la contrôler. Ainsi Lola Montez : son intrépidité lui fit remporter des triomphes, comme de séduire le roi de Bavière. Mais ses excès lui valurent aussi de grands échecs, en Bavière, en Angleterre, partout où elle séjourna, pour enfin lui faire passer les bornes de la cruauté, puis de la folie. La timidité n’a pas sa place dans le domaine du pouvoir ; cependant, il peut être utile de savoir la feindre, comme la modestie.

LOI 29 : SUIVEZ UN PLAN PRÉCIS JUSQU’AU BUT FINAL

Tout est dans le dénouement. Prévoyez toutes les étapes qui y mènent en tenant compte de leurs éventuelles conséquences, des obstacles qui risquent de surgir et des revers de fortune qui pourraient anéantir vos efforts. En planifiant votre action jusqu’au bout, vous ne serez pas pris au dépourvu et vous saurez quand vous arrêter. Guidez la chance avec doigté et mettez-la de votre côté en faisant preuve d’une vision à long terme.

La mise en garde :

C’est un cliché de stratège que de dire qu’un plan doit comprendre des alternatives et garder une certaine souplesse. Certes ! Si vous verrouillez votre plan, vous serez incapable de gérer de brusques revers de fortune. Une fois que vous avez examiné toutes les éventualités et décidé de votre objectif, vous devez trouver des alternatives et rester prêt à emprunter de nouvelles voies vers votre but. Toutefois la plupart des gens perdent moins à se fixer des plans trop précis et trop rigides qu’à échafauder de vagues projets avec la seule perspective d’improviser au gré des circonstances. Il n’est pas vraiment nécessaire de rechercher un contre-exemple à cette loi, car rien ne peut advenir de bon si l’on refuse de réfléchir à l’avenir et de planifier jusqu’au bout.

LOI 30 : N’AYEZ JAMAIS L’AIR DE FORCER

Vos actes doivent paraître naturels et exécutés avec aisance. Cachez la sueur et le sang qu’ils vous ont coûté, et taisez les trouvailles géniales qui vous ont simplifié la tâche. Donnez l’impression d’agir toujours en souplesse, comme si vous pouviez faire beaucoup plus. Si vous avez l’air de ployer sous le faix, les gens se poseront des questions. Quant à vos trucs et astuces, gardez-les pour vous : on pourrait les utiliser à votre désavantage.

La mise en garde :

Le secret qui entoure vos actions ne doit pas être trop pesant. L’obsession paranoïaque de cacher votre travail créerait une impression déplaisante : il ne faut pas se prendre trop au sérieux. Sachez conserver l’humour et l’autodérision. Révéler les dessous de vos projets peut parfois être utile, cela dépend de votre public et de l’époque où vous agissez. Barnum reconnaissait que ses spectateurs aimaient se sentir impliqués dans ses spectacles et que l’explication de ses trucs les ravissait, peut-être parce que le fait de démystifier les sources d’un pouvoir plaît à l’esprit démocratique des Américains. Barnum alla même jusqu’à publier ses multiples astuces dans sa fameuse autobiographie, écrite alors qu’il était au sommet de sa carrière. Tant qu’une révélation – partielle ! – est une démarche soigneusement maîtrisée et non le résultat d’un incoercible besoin de tout dire, elle est suprêmement habile. L’auditoire a ainsi l’illusion d’être intelligent et mis au parfum, même si l’essentiel de ce que vous faites lui demeure caché.

LOI 31 : OFFREZ LE CHOIX : CHARYBDE OU SCYLLA ?

Les meilleures supercheries sont celles qui semblent laisser le choix à la victime : elle a l’impression qu’elle maîtrise la situation alors qu’elle est une marionnette entre vos mains. Proposez des alternatives qui joueront en votre faveur quelle que soit l’issue. Forcez les gens à faire le choix entre deux maux servant tous les deux vos desseins : ils seront pris de quelque côté qu’ils se tournent.

La mise en garde :

La maîtrise des alternatives a un but principal : dissimuler que vous êtes l’agent du pouvoir et de la punition. La tactique marche mieux pour ceux dont le pouvoir est fragile et qui ne peuvent agir trop ouvertement sans encourir suspicion, ressentiment et colère. De toute façon, en règle générale, il est rarement avisé de paraître exercer le pouvoir directement et par la force, quelles que soient votre puissance et votre assurance. Il est habituellement plus élégant et efficace de donner l’illusion d’un choix. D’un autre côté, en limitant les alternatives des autres, vous limitez parfois les vôtres. Il est des situations dans lesquelles vous auriez avantage à accorder à vos rivaux une grande liberté : tandis que vous les regardez agir, vous vous donnez de grandes occasions d’espionner, de réunir des informations et de planifier. Le banquier James Rothschild appréciait cette méthode : pour lui, s’il essayait de contrôler les actions de ses adversaires, il perdait l’occasion d’observer leurs stratégies et de mettre au point un plan plus efficace. Plus il leur accordait de liberté à court terme, plus il avait de prise sur eux à long terme.

LOI 32 : TOUCHEZ L’IMAGINATION

On fuit la vérité quand elle est laide et déplaisante. Ne rappelez jamais la réalité, sous peine d’avoir à affronter la colère, fille de la déception. La vie est si dure et si angoissante que ceux qui l’enjolivent par de belles histoires sont tels des oasis dans le désert : tout le monde afflue vers eux. C’est un grand pouvoir que de savoir exploiter l’imagination des masses.

La mise en garde :

Si l’imaginaire des masses est une mine de pouvoir, c’est aussi un terrain miné. L’imaginaire recèle habituellement un côté ludique : le public se doute vaguement qu’il est trompé, mais le fantasme l’emporte, par le plaisir qu’il apporte et la distraction momentanée qui soulage de la banalité du quotidien. Aussi, regardez où vous mettez les pieds : ne vous approchez jamais trop près du filon que vous exploitez. Il peut vous sauter à la figure. Lorsque l’imposteur alchimiste Marco Bragadino s’établit à Munich, il constata que les austères Bavarois avaient moins de foi en l’alchimie que les bouillants Vénitiens. Seul le duc de Trausnitz croyait vraiment à la pierre philosophale, parce qu’il avait désespérément besoin d’aide pour se sortir de l’ornière. Tandis que Bragadino jouait son jeu habituel – promettre, temporiser et accepter les cadeaux – le public grondait de façon de plus en plus menaçante. En 1592, les Bavarois exigèrent que justice soit faite et Bragadino fut pendu haut et court. Son incapacité à entretenir leur rêve lui fut fatale. Une dernière chose : ne faites jamais l’erreur de croire que l’imaginaire est toujours fantastique. Il contraste sans aucun doute avec la réalité, mais la réalité dépasse parfois tellement la fiction que le fantasme peut au contraire exprimer un désir de simplicité. Ainsi, l’image de campagnard barbu que se forgea Abraham Lincoln fit de lui le président des gens simples.

LOI 33 : TROUVEZ LE TALON D’ACHILLE

Tout le monde a un point faible, une fissure dans le rempart de sa personnalité : un sentiment d’insécurité, une émotion incontrôlable, un besoin criant, voire un péché mignon. Quelle que soit cette faiblesse, c’est un talon d’Achille sur lequel vous pourrez agir à votre avantage lorsque vous l’aurez découvert.

La mise en garde :

Jouer de la faiblesse d’une personne peut se révéler périlleux : vous risquez de susciter une réaction qui va vous échapper. Dans vos stratégies de conquête du pouvoir, vous anticipez et planifiez en conséquence. Vous exploitez l’émotivité des autres et leur incapacité à calculer aussi froidement que vous. Mais en misant sur leurs fragilités – les zones sur lesquelles ils ont le moins de contrôle –, vous risquez de déchaîner des réactions qui vont bouleverser vos plans. Poussez les timides à l’audace, et ils risquent d’aller trop loin ; répondez à leur besoin d’attention et de reconnaissance, et ils risquent d’exiger plus que ce que vous ne voulez donner. Ce que vous touchez en eux d’infantile et de vulnérable peut se retourner contre vous. Plus la faiblesse suscite de passion, plus grand est le danger potentiel. Restez conscient des limites du jeu et ne vous laissez pas griser par le contrôle que vous avez sur vos victimes. C’est le pouvoir que vous cherchez, et non le frisson du pouvoir.

LOI 34 : SOYEZ ROYAL

Le traitement qu’on vous réserve est le reflet de votre attitude : la vulgarité, la banalité n’inspirent nul respect. C’est parce qu’un roi se respecte qu’il inspire le respect aux autres. Montrez-vous royal et confiant dans votre pouvoir, et vous apparaîtrez digne de porter la couronne.

La mise en garde :

L’idée, en affichant une royale assurance, est de se distinguer du commun, mais si l’on va trop loin, on court à sa perte. On ne s’élève pas en humiliant les autres. En outre, ce n’est jamais une bonne idée de se placer trop au-dessus de la foule : on devient une cible facile. Et il arrive qu’un comportement aristocratique soit éminemment dangereux. Charles Ier dut faire face au profond mécontentement qu’avait soulevé dans son peuple l’institution de la monarchie. Des révoltes éclatèrent dans tout le pays, conduites par Oliver Cromwell. Si Charles Ier avait réagi avec perspicacité, s’il avait accepté les réformes et renoncé à une partie de son pouvoir, cela eût changé le cours de l’histoire. Mais il s’obstina dans un comportement encore plus autoritaire, offensé par cette atteinte à ses prérogatives et à la monarchie de droit divin. Cette attitude rigide déplut au peuple et attisa sa révolte : il finit décapité. Votre assurance doit être un rayonnement, et non de l’arrogance ou du dédain.

LOI 35 : MAĂŽTRISEZ LE TEMPS

Ne vous pressez jamais : la précipitation trahit un manque de sang-froid. Soyez patient : chaque chose vient à son heure. Attendez le bon moment : flairez l’air du temps, les tendances qui vous porteront au pouvoir. Restez en garde tant que l’heure n’est pas venue et portez l’estocade à point nommé. Il n’y a pas de pouvoir à gagner en lâchant les rênes et en s’abandonnant au gré des événements. Jusqu’à un certain point, il faut guider le temps, sinon on en devient la victime. Par conséquent, il n’y a pas de contrepartie à cette loi.

LOI 36 : MÉPRISEZ LES CONTRARIÉTÉS

En vous laissant obséder par un problème insignifiant, vous lui donnez de l’importance. Prêter attention à un ennemi le renforce. À vouloir réparer une erreur minuscule on risque de l’aggraver. Si ce que vous désirez est hors de votre portée, traitez-le par le mépris. Moins vous vous montrerez intéressé, plus vous paraîtrez supérieur.

La mise en garde :

La carte du mépris doit être jouée avec beaucoup de soin et de tact. La plupart des petits ennuis s’effaceront d’eux-mêmes si vous cessez de leur prêter attention. Certains, en revanche, empireront si vous ne les réglez pas. Supposons que vous traitiez par le mépris un obscur individu et qu’il devienne au fil du temps un rival sérieux, il n’aura de cesse qu’il ne se venge. Les grands princes italiens de la Renaissance choisirent d’ignorer César Borgia au début de sa carrière de jeune général dans l’armée de son père, le pape Alexandre VI. Le temps qu’ils comprennent, il était trop tard. L’enfant devenu lion dévorait l’Italie bouchée après bouchée. Souvent, il vous faudra donc afficher publiquement votre mépris mais rester vigilant ; suivez de l’œil votre adversaire, assurez-vous qu’il ne se rapproche pas trop. Développez votre capacité à anticiper les problèmes tant qu’ils sont mineurs et apprenez à les régler avant qu’il ne soit trop tard. Sachez distinguer les questions potentiellement catastrophiques des détails agaçants qui disparaîtront d’eux-mêmes.

LOI 37 : JOUEZ SUR LE VISUEL

Le recours à des images frappantes et à des gestes symboliquement forts crée une aura de pouvoir : tout le monde y est sensible. Mettez-vous en scène, choisissez des symboles visuels impressionnants qui grandissent votre présence. Ébloui par l’apparence, nul ne prêtera attention à ce que vous faites réellement. Aucun pouvoir n’est accessible sans l’usage des images et des symboles. Il ne peut y avoir d’exception à cette loi.

LOI 38 : PENSEZ LIBREMENT, PARLEZ SOBREMENT

Si vous affichez des opinions à contre-courant, anticonformistes, peu orthodoxes, on pensera que vous vous croyez plus malin que les autres et que vous les prenez de haut, et l’on cherchera à vous en faire passer l’envie. Mieux vaut se fondre dans la masse. Ne partagez vos idées qu’avec des amis tolérants et sûrs qui apprécient votre originalité.

La mise en garde :

Le seul moment où cela vaut la peine de vous démarquer est lorsque vous êtes déjà sorti du lot : lorsque vous avez atteint une position de pouvoir indiscutable, vous pouvez jouer de votre différence comme d’un signe de distance entre vous et les autres. Quand il était président des États-Unis, Lindon Johnson tenait parfois des réunions assis sur les toilettes. Comme personne ne pouvait ou ne voulait réclamer un tel « privilège », Johnson montrait qu’il n’avait pas à respecter le protocole et les conventions de tout le monde. Il y a également toujours une place pour le fou du roi, qui défie les usages et se moque des travers de la société. Oscar Wilde, par exemple, construisit ainsi son pouvoir : il affichait clairement son dédain de la banalité, et, lorsqu’il faisait des lectures publiques de ses œuvres, non seulement son public s’attendait à être insulté, mais il en redemandait.

LOI 39 : EXASPÉREZ L’ENNEMI

La colère est stratégiquement contre-productive. Il faut toujours garder son calme et rester objectif. Si l’on peut mettre son ennemi en colère tout en conservant son sang-froid, on prend sur lui un avantage décisif. Déstabilisez votre adversaire : trouvez en lui la faille qui le fera sortir de ses gonds.

La mise en garde :

Soyez prudent lorsque vous jouez avec les émotions d’autrui. Étudiez attentivement l’ennemi avant de passer à l’action : il est préférable de laisser certains monstres marins au fond de leurs abysses. Les dirigeants de la cité de Tyr, capitale de l’antique Phénicie, étaient certains de pouvoir échapper à Alexandre le Grand ; celui-ci avait conquis l’Orient mais ne s’était pas attaqué à leur site insulaire, réputé imprenable. Ils envoyèrent des ambassadeurs à Alexandre pour lui dire qu’ils étaient prêts à le reconnaître comme empereur, mais lui refusaient l’entrée de Tyr, à lui et à ses hommes. Bien sûr, Alexandre, piqué au vif, fit immédiatement assiéger la ville. Au bout de quatre mois, elle résistait toujours ; le conquérant jugea que le jeu n’en valait pas la chandelle et souhaita parlementer avec les Tyriens. Mais eux, pensant qu’ils avaient battu Alexandre, refusèrent de négocier et mirent les messagers à mort. Alexandre entra alors en fureur. Foin de la longueur du siège et du nombre d’hommes à y consacrer : il avait des ressources colossales et entendait pousser l’affaire. L’assaut fut donné avec tant de moyens qu’il prit Tyr en quelques jours, la brûla tout entière et réduisit ses habitants en esclavage. Choisissez soigneusement vos cibles et ne réveillez pas le lion qui dort. N’entreprenez jamais quelque chose qui pourrait se retourner contre vous à long terme.

LOI 40 : N’HÉSITEZ PAS Ă€ PAYER LE PRIX

Ce qui est gratuit est suspect : cela cache soit un piège soit une obligation. Ce qui a de la valeur mérite d’être payé. Le juste prix acquitté, vous ne demeurez l’obligé de personne. Et qu’il ne soit pas question de rabais – on ne lésine pas quand il est question d’excellence. Les amis qui vous offrent leurs services sans demander de paiement en échange exigeront un jour bien davantage que vous ne les auriez payés. Quant au marchandage, il complique les transactions et abaisse les deux protagonistes. Sachez payer, et payer bien.

La mise en garde :

Les gens de pouvoir n’oublient jamais que ce qui est gratuit est suspect, mais prenez garde : le contre-pied de cette loi offre maintes occasions d’escroquerie et de tromperie. Le leurre de l’argent facile est le fonds de commerce de l’escroc. Soyez prodigue avec discernement.

LOI 41 : NE SUCCÉDEZ Ă€ PERSONNE

Le premier arrivé paraît toujours plus éclatant et plus original que celui qui prend sa suite. Si vous succédez à un grand homme ou que vous avez un parent célèbre, vous aurez à en faire deux fois plus pour l’éclipser. Ne vous perdez pas dans son ombre ; ne vous identifiez pas à un passé qui n’est pas le vôtre. Affirmez votre nom et votre identité en changeant radicalement de trajectoire. Tuez le père dominateur, jetez son legs aux orties et établissez votre pouvoir en brillant à votre façon.

La mise en garde :

Vous pouvez vous servir de l’ombre d’un prédécesseur célèbre à votre avantage si c’est une astuce délibérée, une tactique choisie que vous abandonnez une fois qu’elle vous a mené là où vous le désiriez. Napoléon III reprit le nom et la légende de son illustre grand-oncle, Napoléon Bonaparte, pour devenir président puis empereur. Pourtant, une fois sur le trône, il ne se cramponna pas au passé. Il montra vite à quel point son règne serait différent et prit garde à ce que nul ne s’attende à le voir atteindre les mêmes sommets que Bonaparte. Il existe bien des éléments du passé qui valent la peine qu’on se les approprie, des qualités dont il serait stupide de faire litière sous prétexte de se distinguer. Alexandre le Grand lui-même reconnaissait qu’il était influencé par les talents de son père dans l’organisation d’une armée. Il serait puéril et vain de mettre un point d’honneur à faire les choses différemment de son aîné, à moins d’avoir une logique propre.

LOI 42 : ÉLIMINEZ L’AGITATEUR

Souvent, un problème de groupe est lié à un seul fauteur de troubles, un arrogant sous-fifre promu empêcheur de tourner en rond. Si vous lui laissez les moyens de nuire, les autres succomberont à son influence. N’attendez pas que les problèmes créés par un élément récalcitrant se multiplient et n’essayez pas de négocier avec lui : il est incorrigible. Neutralisez son influence en l’isolant ou en l’excluant. Décapitez la bande et vous en reprendrez le contrôle.

La mise en garde :

« Quand il s’agit d’offenser un homme, il faut le faire de telle manière qu’on ne puisse redouter sa vengeance », écrit Machiavel. Si vous essayez d’isoler votre ennemi, assurez-vous qu’il n’aura pas les moyens de vous rendre la monnaie de votre pièce. En d’autres termes, si vous appliquez cette loi, veillez à être en position de supériorité pour n’avoir rien à craindre de sa rancœur. Andrew Johnson, successeur d’Abraham Lincoln à la présidence des États-Unis, percevait Ulysse S. Grant comme un élément gênant de son gouvernement. Il l’isola pour préparer sa destitution. Cela ne fit que mettre en rage le grand général, qui répliqua en formant un groupe de soutien au parti républicain afin de briguer la présidence suivante. Il aurait été beaucoup plus sage de garder un homme comme Grant dans le rang, là où il était moins dangereux, plutôt que de risquer sa vengeance. De même, vous constaterez souvent qu’il est préférable de ne pas vous mettre trop de personnes à dos ; tenez-les à l’œil plutôt que de vous en faire des ennemis jurés. En les gardant à vos côtés, vous pourrez discrètement saboter leurs groupes de soutien. Lorsque vous déciderez de frapper, leur chute sera brutale et rapide, ils ne comprendront même pas ce qui leur arrive.

LOI 43 : PARLEZ AUX CĹ’URS ET AUX ESPRITS

La coercition pure peut se retourner contre vous. Séduisez plutôt, donnez envie d’aller dans votre sens. Celui que vous avez séduit deviendra votre marionnette. Et pour séduire, il faut agir sur la psychologie de chacun, exploiter ses faiblesses. Assouplissez le rebelle en misant sur ses affects, en jouant sur ce qu’il craint et ce à quoi il tient. Si vous négligez le cœur et l’esprit des autres, vous vous ferez haïr. Cette loi ne connaît pas d’exception.

LOI 44 : SINGEZ L’ENNEMI

Un miroir reflète la réalité, mais c’est aussi l’outil par excellence de l’illusionniste : lorsque vous vous faites le miroir de vos ennemis en mimant leurs moindres gestes, cela les égare. L’effet de miroir les humilie, les exaspère et les fait sortir de leurs gonds. En tendant un miroir à leur psyché, vous les séduisez en leur donnant l’illusion que vous partagez leurs valeurs ; en tendant un miroir à leurs actions, vous leur donnez une bonne leçon. Rares sont ceux qui résistent aux facéties du singe.

La mise en garde :

Les miroirs donnent beaucoup de pouvoir mais sont aussi de dangereux écueils ; c’est notamment le cas des situations reflets : il s’agit de répliques de situations antérieures, exactes ou approximatives. Il arrive que vous vous retrouviez catapulté dans ce type de « reflet » sans comprendre tout à fait ce qui vous arrive, tandis que votre entourage, lui, y reconnaît la situation antérieure et se livre à une comparaison, la plupart du temps à votre détriment : soit vous apparaissez plus faible que le protagoniste de l’événement d’origine, soit vous pâtissez des souvenirs désagréables qu’il a laissés. En 1864, Wagner s’installa à Munich sur l’ordre de Louis II de Bavière, son admirateur le plus fervent et mécène le plus généreux. Ce soutien monta à la tête du musicien, qui se crut tout permis. Wagner s’installa dans une luxueuse demeure située à deux pas de l’ancienne maison de Lola Montez, la courtisane qui avait perdu le grand-père de Louis II. Prévenu qu’une telle proximité pourrait lui être préjudiciable, Wagner en rit : « Je ne suis pas Lola Montez. Pourtant, les citoyens de Munich remarquèrent les faveurs qui pleuvaient sur Wagner et le surnommèrent « la seconde Lola » ou « Lolotte ». Inconsciemment, Wagner marchait dans ses traces, jetant l’argent par les fenêtres et conseillant le roi dans les affaires du gouvernement. L’affection du roi apparaissait comme trop passionnelle, indigne – exactement comme l’amour qu’avait eu son grand-père pour Lola Montez. Finalement, les ministres de Louis II lui écrivirent une lettre : « Il vous faut choisir entre l’amour et le respect de votre peuple et l’“amitié” de Richard Wagner. » Louis demanda poliment à son ami de partir et de ne jamais revenir. Wagner, sans le vouloir, s’était placé dans le reflet de Lola Montez : tous ses faits et gestes rappelaient malgré lui aux Bavarois les souvenirs de cette femme détestée.

LOI 45 : APPELEZ AU CHANGEMENT, PAS Ă€ LA RÉVOLUTION

Le changement est salutaire, tout le monde est d’accord là-dessus ; mais notre quotidien est pétri d’habitudes. Trop d’innovations simultanées traumatisent et conduisent à la révolte. Si vous venez d’être intronisé à un poste de pouvoir ou que vous essayez d’en établir les bases, montrez bien que vous respectez les traditions. Si un changement est nécessaire, faites-le passer pour une légère amélioration du passé.

La mise en garde :

Le passé est un cadavre auquel vous pouvez faire dire ce que vous souhaitez. Si le passé récent est douloureux et dur, il est totalement suicidaire de vous y associer. Lorsque Napoléon arriva au pouvoir, la Révolution française était encore dans tous les esprits. Si sa cour avait marqué la moindre ressemblance avec la cour grandiose de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ses courtisans auraient eu en tête un seul souci : la garder sur leurs épaules. Au contraire, Napoléon établit une cour remarquable de sobriété et de dignité. C’était la cour d’un homme qui n’avait pour valeur que le travail et les vertus militaires. Cette nouvelle forme était rassurante et appropriée. En d’autres termes, prêtez attention au contexte historique, mais comprenez bien : si vous opérez un changement radical, évitez à tout prix de susciter un sentiment de vide qui terroriserait le peuple. Même une histoire récente difficile paraîtra préférable à un vide.

LOI 46 : NE SOYEZ PAS TROP PARFAIT

Paraître mieux que tout le monde est toujours périlleux, mais le pire est de sembler n’avoir ni défaut ni faiblesse. La jalousie fabrique des ennemis silencieux. Il est avisé d’exhiber quelque défaut de temps en temps, d’avouer de petits vices sans conséquence, afin de désamorcer l’envie et de paraître plus humain, plus accessible. Seuls les morts et les dieux sont impunément parfaits.

La mise en garde :

Il faut avant tout éviter que la jalousie ne s’installe. Pourtant, une fois qu’elle est là, que vous l’ayez cherché ou non, mieux vaut souvent adopter l’attitude inverse et faire preuve du mépris le plus souverain envers ceux qui vous jalousent. Au lieu de cacher votre perfection, affichez-la. Que chaque nouveau triomphe soit l’occasion de les mettre au supplice. Si vous atteignez une position de pouvoir incontestable, leur jalousie n’aura aucun effet sur vous et vous aurez la plus belle de toutes les revanches : ils seront prisonniers de leur envie tandis que vous serez libre de votre pouvoir. C’est ainsi que Michel-Ange triompha du venimeux Bramante, architecte favori de Jules II, qui poussa le pape à refuser le projet de Michel-Ange pour son tombeau. Bramante était jaloux du talent de l’artiste et, fort de ce premier triomphe, il voulut en ajouter un autre en suggérant au pape de commander à Michel-Ange des fresques pour la chapelle Sixtine. Le chantier durerait des années, empêchant Michel-Ange de consacrer son génie à la sculpture – Bramante trouvait Michel-Ange moins bon peintre que sculpteur. Cela détruirait son image d’artiste parfait. Michel-Ange vit le piège et tenta de refuser la commande, mais il ne pouvait dire non au pape, et accepta sans se plaindre. La jalousie de Bramante devait finalement le propulser vers les plus hauts sommets, car il fit de la chapelle Sixtine son œuvre la plus grandiose, au grand dam de son rival. Voilà la revanche la plus délicieuse et la plus durable que vous puissiez prendre sur un jaloux.

LOI 47 : SACHEZ VOUS ARRĂŠTER

Le moment de la victoire est celui du plus grand péril. Dans l’euphorie de la réussite, un excès de confiance en vous peut vous pousser à dépasser le but que vous vous étiez fixé. N’allez pas trop loin, ou vous vous ferez plus d’ennemis que vous n’en avez vaincus. Ne laissez pas le succès vous monter à la tête. Rien ne remplace une bonne stratégie et une planification prudente. Fixez-vous un but et, lorsque vous l’aurez atteint, arrêtez-vous.

La mise en garde :

Comme le recommande Machiavel, il faut soit détruire totalement un homme, soit le laisser totalement en paix. Les demi-corrections et les blessures mineures ne font que laisser une amertume qui s’accentue avec le temps, et il finira par se venger. Lorsque vous battez un adversaire, faites en sorte que votre victoire soit complète. Rayez-le de la carte. Au moment de la victoire, ce n’est pas écraser complètement le vaincu qu’il faut éviter de faire, mais de se lancer inutilement dans d’autres campagnes. Il faut être sans pitié contre son ennemi, et non s’en créer de nouveaux.

LOI 48 : SOYEZ FLUIDE

En révélant un plan gravé dans le roc, vous vous rendez vulnérable. Au lieu d’adopter des contours définis qui donneront prise à votre ennemi, restez adaptable et mobile. Acceptez que rien n’est certain, qu’aucune loi n’est immuable. La meilleure façon de vous protéger est d’être aussi fluide et insaisissable que l’eau ; ne comptez jamais sur la stabilité ni sur l’immobilité. Tout change.

La mise en garde :

Il faut certes se servir de l’espace pour se disperser d’une façon inintelligible par l’ennemi ; mais ce n’est pas pour autant que vous devez totalement abandonner l’idée de concentrer vos forces lorsque c’est nécessaire. Cette fluidité insaisissable pousse l’ennemi à vous chercher partout, à gaspiller ses forces tant physiques que mentales. Cependant, quand enfin vous l’affronterez, il faudra le frapper d’un seul coup impitoyable. C’est ainsi que Mao triompha des nationalistes : il émietta leur armée en petites unités isolées, qu’il écrasa une à une. Et à chacune de ces attaques, c’était la loi de la concentration qui prévalait.